«je me rappelle bien, j’avais une copine qui était scandalisée qu’on avale après une fellation. Pour elle, c’était un truc de salope […] Et pareil pour la levrette : fallait pas faire la levrette, parce que c’est un truc humiliant pour les femmes» (1)
«j’ai toujours trouvé que c’était la façon de faire la fellation […] qui me dérangeait vraiment» (2)
«je refuse toujours de prendre une douche avec un mec, j’ai l’impression qu’il a tellement d’attentes de comment je dois agir dedans et que c’est tellement loin de ce qui va vraiment se passer» (3)

Ce genre de témoignages m’a bien donné l’impression qu’avant même d’expérimenter une pratique sexuelle, on est freiné parce qu’on en a déjà une image bien particulière. J’ai raisonné en ces termes : on dirait que pendant la sexualité, on a des représentations qui viennent coloniser notre esprit, et nous empêchent de vivre l’instant présent . Je me suis intéressée aux premières expériences sexuelles car, d’après le concept de «dispositif» de Michel Foucault, s’il existe bien un ensemble de savoirs et de normes autour de la sexualité qui forgent nos conduites sexuelles, il est possible de s’en émanciper par la suite. Les premières expériences seraient alors chargées en représentations. Je me suis focalisée sur la sexualité hétérosexuelle puisqu’en comprenant que ces normes de conduite étaient produites par un imaginaire social, j’ai pris en compte le fait que l’imaginaire social français et québécois était hétéronormé (c’est «normal» d’être hétéro). J’ai donc voulu comprendre comment le rapport au corps et à la pratique sexuelle est modelé par les représentations sociales des corps dans la sexualité lors des premières expériences hétérosexuelles.
Il faut d’abord comprendre quelle est notre conception des corps aujourd’hui et comment elle s’est construite. Liz Wells(4) nous explique qu’au lendemain du Moyen-Âge, la conception des corps a changé : on a voulu les civiliser(5). Elle en nomme deux types : le «corps classique» et «le corps grotesque». Le premier correspond au corps propre et invisible. C’est-à-dire qu’il y a tellement de travail fait sur ce corps pour le rendre propre, qu’il finit par ne même plus ressembler à un corps : il perd de sa corporéité, et sa corporéité est rendue invisible. Le corps grotesque est tout l’inverse, il se récupère tout ce qu’on cherche à cacher dans la première conception : excrétions, acné, transpiration, pilosité, etc. Finalement, le corps classique était réservé à la sphère publique, et l’autre à la sphère privée. C’est comme ça qu’on a fait naître les sentiments de dégoût envers tout corps qui sera corps et donc «grotesque», puisqu’on les a bannis de la sphère publique, qu’on les a associés au mal, à ce qui dérange. Ces explications feront écho aux lecteurs et lectrices puisque notre culture a hérité de ce «processus de civilisation»(6), toutes et tous comprendront par exemple que dans notre société, les poils et la transpi c’est dégueu.
Et la pornographie dans tout ça ?
En fait, la pornographie a tenté de redonner valeur à la sphère privée en diffusant l’interdit ; c’est-à-dire des corps en pleine action, des corps qui sont corps, mais aussi des corps qui pratiquent l’interdit catholique : la sodomie, la sexualité orale et la masturbation féminine7. Plutôt que de faire accepter la vision des corps sexuels, la pornographie s’est faite associée à l’interdit vulgaire. Cependant, l’industrie pornographique s’est quand même trouvé une place. Comment ? Elle a transformé ces corps en produits de consommation, et pour ça elle a montré des corps «classiques» : impeccables (sans pilosité par exemple). Donc elle a diffusé l’interdit tout en idéalisant les pratiques. Résultat : la pornographie c’est toujours vulgaire et tabou, mais elle est devenue un guide (qui reflète de moins en moins la réalité) pour apprendre comment c’est la sexualité (renforcé par Internet qui permit plus d’accès) – parce qu’on ne nous l’apprend pas ailleurs.
Donc on ne peut pas parler de sexualité, on ne peut pas la diffuser, on ne peut pas penser des corps corps, et on ne peut pas pratiquer la sexualité librement. Finalement c’est ça le «dispositif de sexualité» de Michel Foucault(8). En fait, tous ces éléments et ces non-éléments, ces tabous, ces idées-reçues qui se développent tout de même, ces faibles représentations véhiculées par la pornographie, sont les seuls que l’on a et ils nous construisent notre rapport à la sexualité. Ils font émerger des normes de conduite sexuelle, explicites ou pas, et des représentations très connotées. Michel Bozon(9) parle lui «d’orientations intimes» qui agissent comme un guide des pratiques permises, des placements du corps et des actes attendus dans la sexualité : «Ces types d’orientation intime constituent de véritables cadres mentaux qui délimitent l’exercice de la sexualité».
Quelles orientations intimes font surface lors des premières expériences ?
Il en existe un grand nombre, je les ai classées en fonction de la conception à laquelle elles s’apparentaient.
Le schéma de la réciprocité
Michel Bozon explique qu’il y a aujourd’hui un «individualisme sexuel». C’est-à-dire que l’on reconnaît davantage les spécificités du ou de la partenaire, qu’on prête attention de façon individualisée à la sexualité d’autrui. La sexualité serait moins conçue comme une pratique
de couple, mais récemment comme la rencontre de deux individualités. Cette conception va de pair avec le fait d’amener de la réciprocité dans les pratiques : «la fellation n’est que le “parallèle” du cunnilingus». Cette orientation intime peut aussi être un frein à la pratique. Une enquêtée me raconte que cela agit comme une pression sur ses épaules plutôt que comme de la spontanéité et l’empêche de le faire. Esther Perel montre que s’accrocher trop à ce schéma peut également mener à un altruisme trop poussé, or «l’égocentrisme [est] inhérent à l’excitation sexuelle»(10).
L’idéal de masculinité
À l’inverse de ce que Michel Bozon propose, la littérature féministe relate l’asymétrie des considérations des désirs, plaisirs et orgasmes de chacun, au détriment des femmes. Il n’y a pas de schéma qui soit plus vrai qu’un autre, plusieurs normes coexistent dans les sociétés française et québécoise. Illustrons celle-ci avec des situations qui parlent : une situation dans laquelle le sexe se termine lorsque l’homme seul a atteint l’orgasme ; ou encore la dominance de la pénétration vaginale qui écarte les diverses «recettes» de l’orgasme féminin(11).
La masculinité dans la sexualité passe par la performance. Ici, par exemple, l’orgasme n’est pas la garantie que la partenaire a pris son pied, mais la garantie de la performance individuelle, que «j’étais bon». L’objectif étant d’arriver à faire jouir la femme et d’avoir une maîtrise parfaite du corps, puis de le raconter éventuellement(12). Il existe une panoplie de comportements à éviter ou à respecter pour prouver sa masculinité qui pèsent lourdement sur la construction sexuelle des hommes et tendent également à leur faire oublier l’individualité et le rôle de la partenaire. Les exemples du paragraphe précédent sont éclairants, celui-ci aussi : «– Je suis désolé, je n’ai rien démarré hier soir. – Sache que si j’en avais eu envie, je l’aurais entamé, ce n’est pas que ta responsabilité». Isabelle Clair(13) démontre que les hommes tentent de se protéger du stigmate du «pédé» en prouvant leur masculinité. Une fois qu’ils l’auront prouvé, ils seront protégés. Le pédé c’est un homme efféminé, être renvoyé à la féminité ne les protège donc pas. Démarrer la sexualité, assurer, la mener jusqu’à l’éjaculation, font partie des injonctions qui pèsent sur certains hommes afin de «soutenir l’image virile à laquelle il[s] croi[en]t devoir se conformer»(14).
L’idéal de féminité
La production de la masculinité, c’est-à-dire avoir des comportements associés au genre masculin, produit également de la féminité. Autrement dit, chaque genre peut être renforcé par des comportements qui produisent l’autre genre. Il y a donc une panoplie d’orientations intimes qui obéissent à la règle de la féminité dans la sexualité. Si la masculinité c’est la performance et l’action, la féminité c’est l’esthétique. Aurélia Mardon(15) explique que les jeunes filles construisent leur identité sexuelle grâce à la parure corporelle : elles apprendront avec leur mère à habiller leur corps afin qu’il réponde aux normes de pureté et de sexualité modérée (on évitera la culotte léopard). On reconnait la conception classique du corps puisque la féminité en est la plus grande héritière (exigences de non-pilosité, non-transpiration, pudeur, etc.). C’est à partir de représentations de la féminité véhiculées par les individus, la publicité, les films, la société, qu’on inculque aux femmes la façon dont on attend d’elles qu’elles se comportent.
Si la féminité est une conception sur laquelle se basent certaines orientations, son opposé la prostituée, amène des connotations à d’autres orientations, que les femmes tenteront alors d’éviter. Nous l’avons compris en première partie, il est bien facile de reléguer la sexualité au vulgaire, et l’image de la prostituée qui fait partie des plus connotées, vient prescrire et proscrire des comportements. La prostituée c’est quoi ? C’est une femme qui a une sexualité, et ça se sait. La féminité c’est la pureté, la sexualité modérée et l’interdit du plaisir face à la sexualité vulgaire et revendiquée. Donc la prostitution ça dérange. La féminité se construit en évitant tout ce qui pourrait être associé à la prostitution. Les travaux d’Isabelle Clair sont encore très pertinents à ce propos : le risque pour la femme d’être reléguée au rang de l’abjection propre à la prostituée est omniprésent puisque la féminité ne protège pas non plus les femmes.
L’histoire d’amour
Quant à la première fois : une autre orientation intime est celle de la romance. L’histoire d’amour a aussi un grand potentiel d’invisibilisation des corps. En fait, comme le démontre Le Gall : les accidents du corps sont embellis par le fait de répondre à la première grande ligne du script : l’histoire d’amour. «L’amour permet en effet de relativiser cette expérience pour ce qu’elle est : une première fois»(16).
Toutes ces représentations sexuelles enferment les pratiques dans des schémas strictes et bien connus. La sexualité émancipée c’est celle qui arrivera à prendre conscience de toutes ces injonctions qui pèsent dans la sphère de l’intime, et qui réussira avec beaucoup de travail à les mettre de côté pour se construire une sphère dans laquelle on n’a pas plus peur d’agir, où on est à l’aise.
Notes
- 1 Mihalache, Ina, alias Solange, 2017 « Très Intime », Payot et Rivages, Paris, p.60
- 2 Conversation Messenger du mardi 12 avril 2018 avec Ericka
- 3 Louise une de mes interviewé.e.s.
- 4 Wells, Liz, 2015, Photography: A Critical Introduction , Taylor and Francis, Routledge.
- 5 Élias, Norbert, 1969, «De quelques fonctions naturelles», La civilisation des mœurs, Pocket, Paris.
- 6 Élias, Norbert, 1969, Op. cit.
- 7 Le Gall, Didier et al., 2005, Genres de vie et intimité. Chroniques d’une autre France , L’Harmattan, Paris, p. 277
- 8 Foucault, Michel, 1976, «Histoire de la sexualité», tome 1, La volonté de savoir , Paris, Gallimard.
- 9 Bozon, Michel et Juliette Rennes, 2015, «Histoire des normes sexuelles : l’emprise de l’âge et du genre», Clio. Femmes, Genre, Histoire, mis en ligne le 05 février 2016, consulté le 15 Avril 2016.
- 10 Perel, Esther, 2006, L’intelligence érotique : faire (re)vivre le désir dans le couple, Robert Laffont, Paris, p. 192.
- 11 Andro, Armelle, et al., 2010, «La sexualité des femmes : le plaisir contraint», Nouvelles Questions Féministes, vol. 29, n° 3.
- 12 Marquet, J. «Sexualité consentie, fidélité et performance» dans Marquet, J., Op. cit. , p. 53
- 13 Clair Isabelle, 2012, «Le pédé, la pute et l’ordre hétérosexuel», Agora débats/jeunesses , n°60, p. 67-78.
- 14 Marquet, J. «Sexualité consentie, fidélité et performance» dans Marquet, J., Op. cit. , p. 52
- 15 Mardon, Aurélia, «Comment la parure vient aux jeunes filles», dans Le Gall, D, Op. cit., p. 225.
- 16 Le Gall, Didier et Charlotte Le Van, 2007, L a première fois. Le passage à la sexualité adulte, Payot, Paris, p. 67
Bibliographie
- Andro, Armelle, et al., 2010, «La sexualité des femmes : le plaisir contraint», Nouvelles Questions Féministes, vol. 29, n° 3.
- Bozon, Michel et Juliette Rennes, 2015, «Histoire des normes sexuelles : l’emprise de l’âge et du genre», Clio. Femmes, Genre, Histoire, mis en ligne le 05 février 2016, consulté le 15 Avril 2016. URL : http:// clio.revues.org/12823
- Clair Isabelle, 2012, «Le pédé, la pute et l’ordre hétérosexuel», Agora débats/ jeunesses, n°60,p.67-78, disponible en ligne ici
- Foucault, Michel, 1976, «Histoire de la sexualité», tome 1, La volonté de savoir , Paris, Gallimard.
- Gélinas, Émilie, 2016, «Analyse du rapport à l’altérité dans la pornographie contemporaine : une utopie de l’individualisme radical », Mémoire de Sociologie à l’UQAM, disponible en ligne ici
- Le Gall, Didier et al., 2005, «Genres de vie et intimité. Chroniques d’une autre France» , L’Harmattan, Paris.
- Le Gall, Didier et Charlotte Le Van, 2007, La première fois. Le passage à la sexualité adulte, Payot,Paris.
- Le Gall, Didier et Charlotte Le Van, 2003, «La première fois : Récits intimes», Sociologie et sociétés 35, n°2 : 35–57. doi:10.7202/008522ar.
- Marquet, Jacques, et, Danièle Bastien, 2004, « Normes et conduites sexuelles approches sociologiques et ouvertures pluridisciplinaires» , Academia Bruylant, Louvain-la-Neuve.
- Mihalache, Ina, alias Solange, 2017, « Très intime» , Payot et Rivages, Paris.
- Perel, Esther, 2006, L’intelligence érotique : faire (re)vivre le désir dans le couple, Robert Laffont, Paris.
- Wells, Liz, 2015, «Photography: A Critical Introduction» , Taylor and Francis, disponible en ligne ici