Ce semestre, dans mes études en sciences sociales, j’ai eu la chance d’avoir pu choisir un sujet de recherche et d’analyse sur lequel j’ai du constituer un dossier synthétique d’une dizaine de page, le tout encadré par un big boss de la sociologie et des études de genre. Voulant mêler sociologie du numérique et étude de genre, je me suis intéressée aux reproduction des différences genrées sur Youtube et plus précisément aux performances de genre chez les Youtubeuses. Les performances de genre regroupent toutes les manifestations, les théâtralisations et les rituels conscients ou inconscients qui servent à montrer une appartenance à un genre, au genre féminin en l’occurrence. Je vous propose un petit résumé de ce dossier que j’ai beaucoup trop aimé réaliser, étant moi même complètement addict de ces vidéos. Si vous voulez les 10 pages (ou je parle en plus de la gestuelle, de l’alimentation et de la publicité) envoyez un petit mail à lesmauvaisgenres@gmail.com. Je tiens à préciser que j’ai aussi fait cette étude pour essayer de me comprendre moi-même. Bonne lecture !
« On ne fait pas son genre tout seul »
En Novembre 2017, le webzine Slate titrait : « Youtube aurait pu être une page blanche, elle est le pire reflet des stéréotypes de genre ». L’avènement du réseau social Youtube, considéré comme un des pans majeurs de la société numérique, aurait pu être considéré comme l’avènement d’une entité sociétale indépendante de toutes les structures sociales préexistantes physiquement, tant le phénomène s’est vu rassembler d’utilisateurs divers. En fait, il semblerait que cette potentielle table rase des différenciations, notamment des différenciations sexuées, s’est vue assujettie des mêmes lois sociales que celles des sociétés dont les vidéastes font partie. Par le prisme des études de genre, nous montrerons comment une vidéo Youtube, en tant qu’espace de mise en scène de soi, est le vecteur d’une identité genrée suivant des codes pré-définis.
Dominique Cardon lors d’une conférence aux Champs Libre à Rennes, définissait l’identité projetée comme « l’identité virtuelle du moi que j’aimerais que les autres voient ». Les Youtubeuses beauté en tant que vidéastes exhibent, amplifient et mettent en scène leur appartenance au genre féminin sous la forme de « traces numériques » qui seront ensuite soumises à un public chargé de les valider. Au-delà d’un processus d’évaluation publique de contenus médiatiques, c’est le rapport subjectif à soi et à sa valeur propre qui est en jeu dans cet exercice. Comme l’explique J. Butler « On ne “fait” pas son genre tout seul. On le “fait” toujours avec ou pour quelqu’un d’autre, même si cet autre n’est qu’imaginaire » ». En l’occurrence, il semblerait que l’adoption d’un ‘comportement institutionnel de genre’ ait poussé certaines d’entres elles au plus haut de la notoriété. En effet, les premières places réputationnelles dans la catégorie des Youtubeuses sont prises par celles qui manifestent le plus leur appartenance au genre féminin, illustrant une valorisation de conduites socialement admises. D’ailleurs, dans Les formes élémentaires de la vie religieuse, Durkheim déploie sa thèse selon laquelle l’individu intègre une valeur sacrée dans son identité en tant qu’il fait partie d’une société, en tant qu’il intériorise des représentations collectives. Cette valeur constituant sa personnalité, elle peut être le principal pourvoyeur de prestige.
J’ai donc procédé à une étude micro-sociologique où j’ai analysé tous les vlogs des 3 dernières années de 7 Youtubeuses beauté anglaises très populaires (Zoella, Tanya Burr, Niomi Smart, Sprinkleofglitter, Sunbeamsjess, Fleur de Force et Estée Lalonde), et je vais vous en résumer les résultats (pour la version développée : ti mail).

Business Woman ou Ménagère ? Mise en scène de la gestion des sphères publiques et privées
Le domestique
Dans Beauté Fatale, Mona Chollet écrit : « L’espace et les valeurs domestiques (vocation maternelle, cuisine, pâtisserie, couture, tricot) font l’objet d’un réinvestissement massif, de même que les compétences esthétiques : mode, beauté, maquillage, décoration ». En fait, il semblerait que devant la dureté du monde social qui leur est nouvellement offert, les domaines dans lesquelles les femmes étaient autrefois cantonnées leur apparaissent comme un refuge préservé de toute la diversité de l’inconnu. Ce repli peut être directement interprété comme un mouvement rétrograde, ré-intensifiant les stéréotypes de genres et donc la différenciation entre les sexes (et donc les inégalités entre les sexes : voir Manifeste) mais aussi indirectement comme un moyen utilisé pour gagner une estime de soi et une légitimité nécessaire à l’affirmation de soi dans l’espace public. Cependant les Youtubeuses, en plus de capter volontairement un moment de ménage, de cuisine, de repassage, ou tout autre activité domestique considérée comme féminine, mettent un point d’honneur à enjoliver ces tâches. Time-lapse, petite musique guillerette, sourires, chants, tout ceci participe de la mystification de la femme en tant qu’être domestique mais joyeux.
La sociabilité
Nombreux sont les vlogs contenants des réceptions, des soirées, des gouters. Les Youtubeuses semblent manifester un besoin de s’inscrire dans une tradition où la figure de la femme hôte, cuisinière et gérante des lieux est mise en scène et idéalisée. D’ailleurs, les rituels d’interactions sociaux sont aussi mis en scène lorsque celles si retrouvent d’autres Youtubeuses (dramaturgie, compliments, lissage de la sociabilisation).
Avec le conjoint (les Youtubeuses étudiées sont toutes hétérosexuelles), on note la mise en scène de rituels de complémentarité (L’appartenance des sexes, E. Goffman) : C’est en montrant qu’un couple hétérosexuel est complémentaire sur des tâches différenciées selon les normes masculin/féminin que l’on peut manifester son appartenance à un genre.
Par rapport à son public, la Youtubeuse revêt une figure ambivalente de grande-sœur dépendante de son audience. De grande sœur d’abord : Par de nombreux tutoriels, partages d’astuces ou de mise en scène de la confession intime, les Youtubeuses convoquent un esprit de sororité qui peut être perçu comme une forme de solidarité féminine faisant face à un éternel féminin toujours plus lointain, et essayant de s’en rapprocher. De dépendance au public ensuite : Étant rémunérées en fonction de leur notoriété, les Youtubeuses formulent énormément d’excuses à leurs auditeurs, prennent en compte leurs demandes, réalisent leurs souhaits. Cela pourrait aussi s’inscrire dans une performance de la féminité dans laquelle font partie des qualités d’écoute, de bienveillance, de patience et d’humilité.
Le professionnel
Quasiment toutes les Youtubeuses que nous avons sélectionnées ont, suite à leur notoriété grandissante, pris la tête d’entreprise de merchandising, ont assuré la gestion d’un livre autobiographique ou même de leur marque de cosmétique. Les vlogeuses mettent régulièrement en scène leur préparation physique réalisée avant d’aller aux réunions : Habillage, maquillage, soins du corps. Ces énoncés rituels permettent à leur public d’évaluer un attribue social important : la mise en scène de la féminité à l’extérieur du foyer. Ensuite, lors de la journée de travail à l’extérieur, les vlogueuses captent ces moments de « retouche maquillage » ou de « self-check ». Ces Youtubeuses, qui s’identifient régulièrement à des « working girl » performent ici un éternel féminin moderne : Celui de la femme paradoxalement active et immanente simultanément. Celui de la femme qui, malgré une journée de travail et de rendez-vous, représente toujours un idéal esthétique féminin immuable.

L’esthétique comme incarnation de la féminité
Le physique
Les vlogs, montrant l’ordinarité de leur vie, sont le moyen idéal pour performer la féminité en démontrant tout un rituel de soin du corps se voulant journalier. La « routine beauté » ainsi captée dans la banalité d’une image mal cadrée sera interprétée comme un véritable rituel esthétique intégré au quotidien de la Youtubeuse.
Ceci étant dit, il ne serait pas juste de définir chaque acte de maquillage comme étant la démonstration de l’aliénation féminine vers cet idéal féminin aux lèvres rouges et aux cils courbés. Entre deux astuces pour cacher un bouton, nombreux sont les tutoriels ‘maquillage’ ne rentrant justement pas dans ces stéréotypes de genre, ou du moins pas complètement (rouge à lèvres noir, coiffures extravagantes). Dans certaines de ces vidéos, le maquillage s’apparente à un outil expressif, créatif et de personnification journalière. Certains de ces maquillages pourraient être jugés comme a-normaux selon les codes de l’idéal féminin.
Par le prisme de l’étude de E. Goffman dans La ritualisation de la féminité, nous notons l’arsenal d’une gestuelle qui semble performative : Une main dans les cheveux, sur le cou, le torse, sur la joue, parfois pour cacher une partie du visage avec un col roulé ou une mèche de cheveux.
Le sport
Simone de Beauvoir dans Le Deuxième Sexe Tome II, félicitait la pratique du sport pour la recherche positive d’un accomplissement personnel. Elle nuance ce fait en rappelant que la pratique du sport n’égale pas l’expérimentation juvénile de la violence. En ce qui concerne les Youtubeuses étudiées, nous rajoutons que le sport pratiqué est majoritairement genré. En effet, les Youtubeuses expliquent leur pratique sportive par l’ambiance féminine qu’il y règne, pour le sculptage de leur corps vers un idéal physique ou par le bien-être intérieur.
Le rapport à la consommation
Nous rappelons avant tout que la tradition consumériste est ancrée dans l’histoire de la femme puisque ce sont ces magasins de vêtements, de cosmétiques et de décorations -dont les Youtubeuses vantent aujourd’hui les vertus- qui ont été leur destination privilégiée lors de leur entrée dans la sphère publique. Mona Chollet ajoute : « La décennie écoulée, marquée par la crispation de l’après 11 Septembre et, en France, par les débats autour du voile, a vu promotion tous azimuts d’une féminité consumériste et sexy perçue comme un fait de nature », citation que nous pouvons rapprocher des écrits de Betty Friedan dans La femme mystifiée dans lequel celle-ci détaille les stratégies commerciales ayant poussées les sociétés occidentales à intégrer la dimension consumériste dans la mystique de la féminité. Il est donc possible d’interpréter toutes ces démonstrations d’achat (Haul, wishlist, swaps etc.) comme une performance de la féminité, comme une pratique de positionnement qui renseigne non seulement sur le genre, mais aussi sur la classe sociale.
La cis-normativité… et les autres
La position de la Youtubeuse étant une position inédite, illustrée par un renversement des normes de l’interaction, leurs vidéos se doivent de performer l’essence d’une identité idéale. La compétence sociale permet de partager les attentes de l’autre et de se construire une identité relative. Ceci s’illustre par l’amplification de traits valorisés, par la représentation de l’éternel féminin : manifestations esthétiques, gestuelles, interactionnelles, rapport à l’alimentation, à la sociabilité, au domestique et au professionnel.
H. Molineaux écrit « La plus grande représentativité visuelle des femmes sur Internet, n’est pas nécessairement un signe de progrès pour les femmes, en effet une plus grande représentation pourrait signifier une plus grande exclusion. Indépendamment de comment les images sont décrites, les femmes n’ayant pas de corps idéal sont rendues invisibles ». Plus que ça, cette représentation grandissante de femmes incarnant un éternel féminin moderne cristallise la cis-normativité structurale du monde social, et maintenant du monde numérique.
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