(Print by Justina Blakeney)
Article écrit bien à chaud, d’une traite. Je tiens à préciser que mon avis, comme tout le monde, est toujours susceptible de changer. N’hésitez pas à me donner votre opinion !
« Nous sommes des femmes, nous sommes fières, et féministes et solidaires et en colère »
Ce samedi 23 Novembre s’est tenue une marche historique pour l’histoire du féminisme français. Des milliers de féministes se sont réuni.e.s pour unir leur voix en une seule force revendicative. Nous marchons ensemble, solennellement mais fièrement.
Pourtant, alors que je rentre chez moi avec des chants féministes plein le cœur, je ne me sens pas galvanisée par l’énergie collective. Depuis quelques semaines/mois, des interrogations sur le milieu militant viennent entacher mon besoin de me retrouver dans des communautés féministes.
Quelques semaines plus tôt, j’assiste à un débat féministe dans lequel la parole de plusieurs femmes sont bâchées, alors même qu’elles ne souhaitaient exprimer qu’un ressenti sororal. Cette femme à qui on a demandé de taire ses ressentis, je me suis posée la question de son histoire. Était-ce la première fois qu’elle prenait la parole devant une assemblée ? Sous le ressenti qu’elle exprimait, il y avait-il eu une histoire douloureuse, pas encore cicatrisée ? Finalement, avons-nous le droit de juger la souffrance d’une personne en fonction de son appartenance à certains groupes ? C’est-à-dire, puisqu’elle est blanche, ai-je le droit d’occulter l’entièreté de sa souffrance ? Ces questions me mettent face à mes propres réflexes. Je me remémore tous ces textes que je n’ai pas lus, toutes ces histoires que je n’ai pas écoutées.
Dans les différents cortèges s’organisant pour défiler le 23 Novembre, plusieurs d’entre eux appuient leur communication sur l’envie de « faire bloc contre le féminisme mainstream ». Je suis consciente que le courant hégémonique du féminisme n’est parfois pas à la hauteur des enjeux qu’il pense défendre. Mais un jour de manifestation, un jour de solidarité, les bonnes personnes à mettre dans le viseur seraient vraiment les féministes mainstream ? Pas les violeurs, pas les agresseurs, pas les assassins, pas les politiques ?
S’ajoute à ces réflexions le souvenir de débats très violents entre personnes appartenant à des groupes minoritaires différents (femmes racisées, transgenres). En ressort un constat que je trouve désolant : nous en sommes encore à être divisé.e.s pour être mieux régné.e.s. Puisque le soutien à ces causes est minime et extrêmement conditionnel, nous en sommes à nous battre entre nous pour gagner de l’écoute, de la bienveillance.
Être la première de la classe
Et puis, il y a quelques semaines de cela, Virginie Despentes accorde un entretien exceptionnel à Victoire Tuaillon dans son podcast « Les Couilles sur la Table ». Alors que j’écoute les épisodes en pliant mon linge, acquiesçant d’un air entendu à chaque réplique de Virginie Despente, je me stoppe net et fixe l’enceinte Bluetooth. Des mots résonnent plus que d’autres en moi. Les voici :
« Le féminisme français ne m’intéresse pas tellement, dans le sens où je trouve qu’il y a trop d’embrouilles pour rien. Par exemple sur la prostitution on pourrait ne pas être d’accord, et ne pas être aussi violentes. C’est fascinant… Il y a pas de patrimoine, il y a pas d’argent, il y a qu’un poste de secrétaire d’état… Pourquoi est-ce qu’on s’énerve à ce point, il n’y a rien à se prendre. C’est bien de s’engueuler des fois, mais il y a un niveau d’agressivité qui n’a aucun sens. C’est comme si chacune essayait d’être la première féministe, la meilleure des féministes, la plus forte, et c’est un truc qui ne m’intéresse réellement pas. C’est la pureté militante française. Toujours la plus, la plus, la plus… être la première de classe ça ne m’intéresse pas, et ni ce que fabriquent les premiers de la classe, j’en ai rien à foutre. »
Les Couilles sur la Table – Virginie Despentes, Queen Spirit, 35min.
Je tente de remettre les mots de Virginie Despentes à leur place dans mon esprit. Virginie Despentes est saoulée par l’agressivité, pour autant c’est bien elle qui a écrit les livres les plus agressifs du répertoire féministe français. Mais elle a tout compris : l’agressivité ne doit pas être tournée vers les autres féministes. Ce ne sont pas les véritables coupables. Elle pose les mots sur ce qui me dérange, me désole, à l’exception du fait que je compte encore bien sur notre féminisme français. Je continue à plier sagement mon linge en énumérant les quelques explications qu’on pourrait trouver à cette attitude.
Mépris entre femmes et pureté militante
Premièrement, il est beaucoup plus facile de reporter notre colère sur celles et ceux qui sont proches de nous, autrement dit les autres féministes. Nous parlons le même langage, utilisons les mêmes concepts, pouvons confronter nos idées facilement.
Deuxièmement, le mépris entre femmes est constitutionnel de la société patriarcale. Diviser les femmes, faire en sorte que d’elles-mêmes elles se dénigrent est une force pour le système sexiste. Je vous renvoie à l’article sur la sororité, qui explique le pourquoi du comment les femmes en sont arrivées à se tourner le dos les unes des autres (spoiler : c’est une stratégie pour essayer de ne pas être considérées comme appartenant au côté dominé). Le dénigrement des autres femmes pourraient avoir été à ce point incorporé qu’il sortirait dans les milieux militants.
Dernièrement, la pression de la pureté militante, l’obsession d’être du bon côté nous fait perdre de vue les véritables coupables. « C’est comme si chacune essayait d’être la première féministe » et je rajouterais que ça sera à celle qui se désolidarisera le plus vite d’une féministe « influente » qui gagnera le plus de points « pureté militante ». Bourdieu l’explique, Twitter l’applique : la distinction suprême est de se détourner d’une icône morale, la « dépasser » et asseoir sa propre valeur morale. Ce mécanisme tient autant de la volonté de distinction que de la « Cancel culture ».
L’injonction à l’irréprochabilité pourrait s’entendre, tellement les enjeux sont importants en eux-mêmes. Pourtant, absolument personne n’est irréprochable. Absolument aucune féministe ne porte pas de contradictions en elle. Penser la nuance, accepter les contradictions, les évolutions, est pour moi quelque chose de capital à présent. En écrivant, je lève les yeux et regarde amèrement le best seller de Roxane Gay « Bad Feminist ». Je pense : en fait, le milieu des militantes féministes pose encore tellement ses contradictions comme le tabou suprême que le succès de ce livre était gagné d’avance. Ou plutôt, non, certaines contradictions sont plus admises que d’autres. Bizarrement, ce sont celles qui sont admises par la société patriarcale : les féministes aussi peuvent porter du rose, se maquiller, porter des talons. Je divague.
Dans tout mon entourage, je ne connais absolument personne qui n’ait pas été misogyne (moi y compris). Enfin si, une seule, c’est Paul, il a 2ans et avale fièrement son beau sac Polly Pockets en me toisant. La négation absolue de nos propres contradictions m’amène à penser que c’est cette pression de la pureté militante qui nous pousse à vouloir écraser les autres. En écrasant ainsi la moindre personne faisant preuve d’une petite faille dans sa morale militante, nous nous rassurons sur notre propre engagement. Je parle d’un « écrasement » parce que c’est bien de cela qu’il s’agit : l’agressivité avec laquelle les positions sont défendues avortent les débats féministes. Plus encore, ce sont des engagements militants, des histoires personnelles qui sont atrophiées. En me posant ces questions, je refais le film de mes « débats » virulents et de mon comportement.
Ce que je pensais être de l’intransigeance et de l’honnêteté intellectuelle n’était en fait que de la fermeture d’esprit, de l’égoïsme. Je repense également à tous ces élans de tendresse, de bienveillance que j’ai ressenti et que j’ai aboli par peur de ne pas être légitime. Parce qu’elle est aussi là, la pureté militante : son vice s’appuie sur une peur bien ancrée chez les femmes et bien entretenue par la société patriarcale, la fameuse « peur de ne pas être légitime ». Il est capital de mettre en lumière nos privilèges et de les remettre en cause, mais il est néfaste d’interdire tout élan solidaire selon cette grille.
Je lâche le linge et écrit quelque part « Utiliser l’engagement féministe pour sa propre distinction ne peut pas mener à quelque chose de constructif, à une action collective ». Après avoir posé ça sur papier, je lève la tête et tombe sur un cierge décoratif posé sur ma cheminé, cierge qui arbore fièrement une iconographie de la vierge Marie (ne me demandez pas pourquoi j’ai ça). Soupirs – je me rends compte que cet argument peut aussi être utilisé de manière à entretenir l’injonction à la « pureté militante », ou au moins rentrer dans un schéma chrétien de charité complètement désintéressée. En fait, je m’en fiche que nous soyons féministes pour nos intérêts personnels, pour la réhabilitation de notre conscience ou pour notre égo. Bien sûr, nous avons un égo à soigner, nous sommes humains. L’important est d’être féministe, c’est-à-dire d’être prêt.e.s à adopter une conscience collective de classe et à se battre ensemble. Alors trouver son compte dans le féminisme est normal, mais utiliser des stratégies de dénigrement qui vont à l’encontre de la « cause commune » ne peut, à mon avis, pas être constructif.
Pousser l’intersectionalisme plus loin
Je crois très fortement que nous devons penser l’intersectionalité encore plus finement. Dégager des grands groupes pour penser les relations de pouvoir entre eux est nécessaire, mais comprendre qu’une personne n’est pas que l’intersection d’un ensemble de groupe est tout aussi capital. En sociologie, cela implique d’adopter un regard autant holiste qu’individualiste. L’éducation féministe doit aller plus loin encore. Nous ne pouvons plus interagir avec quelqu’un.e en ne la voyant que par ce qui est visible (encore que, ce n’est pas toujours aussi visible qu’on le croit) comme sa couleur, sa profession, son genre.
L’idée n’est pas de tomber dans « l’universalisme », mais au contraire de pousser l’intersectionalité encore plus loin. Interagir avec une personne, c’est prendre en compte les groupes auxquels elle pourrait potentiellement appartenir, les rapports de domination qu’elle pourrait subir, mais c’est aussi admettre que l’on ne connaît rien de ce qu’elle a vécu individuellement. Cela implique aussi que nous devrions sortir de cette constante hiérarchisation des positions et des combats. Cela implique que la solidarité doit passer avant la méfiance, sans pour autant la remplacer. Oui, ce n’est pas facile, et dans cette attitude non plus, nous ne pouvons pas être irréprochable.
Pour une politique de la tendresse
À partir de là il me semble qu’une seule solution s’offre à nous : écouter les mots de Paul B. Preciado et militer pour une « politique de la tendresse ». Ma naïveté me fait profondément croire en la bienveillance. Attention, je n’attends pas la bienveillance partout, tout le temps. Je pense la bienveillance, et par extension la sororité, comme un principe de base.
Ce principe de bienveillance est simplement un point de départ pour aborder les autres femmes, les autres personnes. Évidemment, la bienveillance peut s’arrêter là où le désamour commence. Un principe de solidarité ne devrait pas tendre à lisser toutes les relations de pouvoir au sein des femmes. Des débats, des engueulades, de la colère pourraient toujours s’exprimer. Simplement, il me semble que repenser la sororité comme un principe de bienveillance est capital pour le féminisme. Que dans la création de ce grand groupe qu’est la classe des femmes, nous arrivions à poser nos regards autant sur les différentes relations de pouvoir en son sein, que sur l’individualité de chacun.e.
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Je crois qu’il existe à l’intérieur même de toutes les communautés opprimées une hiérarchisation de la pureté. Elle renvoie directement à mon sens à la hiérarchisation de la souffrance ressentie. Par exemple, il existe parfois un racisme entre les Juifs ashkénazes et les Juifs sépharades, les premiers considérant que les seconds ont toujours été en deuxièmes lignes des multiples persécutions subies au fil des siècles. Cette forme de racisme et sa diffusion inconsciente dans les mentalités sont toujours actuelles et se manifestent d’ailleurs dans les instances politiques israéliennes, où sont très majoritairement élus des membre de la communauté ashkénaze. Quand vous interrogez la souffrance individuelle, je crois donc que vous êtes dans le vrai, et que cette hiérarchisation de la souffrance est un raccourci cognitif totalement naturel dans l’espèce humaine.
Il me paraît également essentiel de considérer la part de sexualité dans une lutte de genre. Nier qu’il existe chez les femmes comme chez les hommes la nécessité de s’affirmer sexuellement pour représenter aux yeux des autres une figure digne de mener un groupe, une pensée ou un combat serait nier leur propriété d’espèce. Or, dans la lutte féministe, en terme de sexualité, dans la présentation qui est faite de soi, il me semble qu’il s’agit, pour être légitime, d’être une icône de rejet de toute apparence de complaisance, même minime, au système patriarcal global. Ainsi, pour se sentir représenter un groupe qui se sent dominé, l’idée serait de « faire comme si » aucun lien d’inter-dépendance n’existait avec le groupe de dominants. Naît alors la satisfaction interne de se sentir « pur », c’est-à-dire dégagé de tout sentiment de culpabilité à l’égard de celles ou ceux qu’on croit défendre. Du sentiment d’irréprochabilité découle forcément le sentiment de supériorité, dans une logique dominante, donc sexualisée, du rapport humain.
Je me questionne alors : la sororité bienveillante est-elle possible, alors même qu’elle va à l’encontre de tous comportements sociaux humains observables par ailleurs ? À défaut d’en être convaincu, je le souhaite, et l’espère.
Merci pour ce texte dans lequel je me reconnais beaucoup. Depuis 1 an j’écoute des pièces podcasts féministes et bien entendu les couilles sur la table qui a complètement chamboulé ma vision du monde, et depuis quelques semaines je suis de près ce qui se passe et se dit sur la réforme des retraites. Et bien j’ai l’impression qu’il y a là une analogie, les travailleurs se tapent aussi sur la gueule, salariés du publique vs ceux du privé vs libéraux ainsi que les policiers qui tapent littéralement sur les manifestants et s’attaquent même aux pompiers. Alors que l’ennemi commun me semble plutôt être le monde de la finance, comme l’est le patriarcat pour les féministes. Bref, je vous rejoins complètement dans votre raisonnement, vive la tendresse et la bienveillance !
[…] L’injonction à la pureté militante dans le féminisme par Juliette Hamon […]
On peut aussi pointer la responsabilité des réseaux sociaux qui, par intérêt économique, favorisent intentionnellement les interactions conflictuelles. Plus on réagit, plus on leur rapporte, et ce qui fait réagir le plus, c’est la haine et la violence, c’est pour ça qu’on se tape un Oh MaIs On Ne VoIt PaS lE PrOblèMe quand on leur signale un cas de harcèlement. Le combattre, ce serait pour eux tuer la poule aux oeufs d’or.
Tout cela me fait me poser une question: ce mécanisme pourrait-il tuer le militantisme de gauche ? Avec la montée de l’extrême-droite et l’apparente recrudescence de violence de cette lutte adelphicide, ce mode de fonctionnement n’est-il pas suicidaire ?