[Série Amour] Les émotions proviennent-elles de nous ?

[Série Amour] Les émotions proviennent-elles de nous ?

by Juliette Hamon
1 comment

Second temps de la série Amour

Emma Bovary aurait-elle voulu savoir ? Aurait-elle voulu se dire que son désir d’amour fou était construit socialement ? Aurait-elle voulu se dire que le romantisme dans lequel elle baignait était une création ? Je crois qu’elle savait. On le pressent toustes, que nos émotions et nos sentiments ont un cadre, une époque, des règles, des références. La sociologie du sentiment n’a pas, à mon sens, pour but la « déconstruction » des émotions. Elle peut simplement poser des mots sur un ressenti, apporter une explication supplémentaire. Parfois, être un outil pour sortir d’une peine de cœur.L

Nos émotions, fonction de notre histoire individuelle ?

Avant d’interroger le sentiment amoureux, il m’a fallu comprendre ce qui m’intéressait fondamentalement dans cette démarche. En fait, c’est d’abord le sentiment en tant que tel qui m’interroge et me fascine. Suis-je l’unique responsable de ma joie, de ma colère ? Est-ce vraiment moi, seule, qui établis ce qui va déclencher un sentiment de tristesse chez moi ?

Les émotions, de manière générale, sont encore perçues comme quelque chose d’inné, des réponses exclusivement individuelles. Que ce soit l’émotion, c’est-à-dire un ressenti censé être provoqué par un stimulus extérieur (é-motion, la réponse à un mouvement), ou que ce soit le sentiment, un ressenti censé s’installer en nous de manière plus persistante et complexe, tous deux sont considérés comme étant du seul fait de l’individu, de la personne. L’essence des émotions de manière générale serait d’être incontrôlable (sauf pour les sages stoïciens), mystique, inhérente à une personnalité. Or, expliquer un sentiment ou une émotion non pas comme une réaction purement individuelle causée par « l’historique personnel », mais comme un ensemble de jeux de rôles, d’imprégnations sociales, d’apprentissages, me semble important. Si in fine l’émotion émane toujours d’un individu, il est à mon avis incomplet de dire qu’elle est une pure fabrique de la personne. L’émotion (comme les idées, les goûts, le comportement) est un jeu d’intériorisation de l’extérieur, d’extériorisation de l’intérieur. Un exemple très simple est celui de la mode : ressentir une répulsion envers un style de chaussures, puis évoluer vers une adoration de ces mêmes chaussures une fois « à la mode ».

Psychanalyse, développement personnel et neurologie

Alors, quelles origines à nos émotions ? La psychanalyse s’est emparée de ce vide scientifique bien après que les philosophes de tout temps aient tenté de comprendre l’origine des émotions. Ensuite, la neurobiologie aura examiné les sentiments comme des réponses standardisées à un stimulus extérieur. Quoi de plus grisant que de se figurer l’humain comme une machine nerveuse, suivant un système de causalité simple : action-réaction = cause-émotion. Je vous invite à ne pas du tout regarder ce documentaire Arte récemment diffusé et complètement centré sur une vision neurobiologique de l’amour. On y retrouve le topos classique de la médecine occidentale, qui expose le plus intime à ce qui serait une mécanique binaire du corps humain. Grisant de rationalité (non) !

Si les études neurobiologiques ouvrent bien la porte à une certaine compréhension du sentiment, au moins dans les conséquences physiologiques, il reste un vide gigantesque. La sociologie du sentiment (la sociologie en général) a mis en évidence une co-construction de la neurologie et de la socialisation. Si la neurologie montre que nous sécrétons des « hormones de l’attachement » lorsque nous voyons une personne particulière, la sociologie expliquera -en partie- pourquoi est-ce que nous avons crushé sur cette personne là et non une autre. En bref, l’examen des émotions humaines est à mon avis resté sur une échelle très individuelle : c’est d’ailleurs là-dessus que se basent les méthodes de développement personnel et une bonne partie des théories psychanalytiques. La stratégie qui s’en suit est alors de faire reposer toute la responsabilité des émotions sur l’individu et son histoire particulière (souvent, celle de ses parents) en prenant difficilement en compte le complexe social dans lequel cette histoire est imbriquée. Par exemple, on travaillera individuellement sur les capacités à « avoir confiance en soi » en oubliant les structures de domination qui sapent le sentiment de légitimité des personnes dominées.

La sociologie des sentiments

Dans la littérature, le cinéma, nombre sont les exemples de distance entre un comportement et une émotion. Emma Bovary feint son amour pour Charles. Qu’en est-il lIl a fallu attendre l’avènement de la psychologie sociale pour que nous nous intéressions aux émotions individuelles comme réponses ancrées, encastrées dans un système social regroupant une multiplicité d’individualités. Puis c’est à la sociologue américaine Arlie Russell Hochschild, mère fondatrice de la sociologie des émotions que nous devons le livre-emblème « Le prix des sentiments ». L’autrice file une analogie entre la vie quotidienne et le théâtre « Nous sommes tous des acteurs ». Elle y expose les processus d’internalisation de ces « règles des sentiments ». En gros, comment ressentons-nous intimement une émotion en fonction de ce que les règles sociales nous disent. L’amour, sentiment du mystique, n’échappe pas à cet encadrement sociétal. Par exemple, le célibat en tant que tel n’est pas l’unique responsable d’un sentiment de tristesse : l’image triste du célibat que nous renvoie la société en intensifie les ressentis intimes.

Dans « Les sentiments du capitalisme » Eva Illouz entreprend un examen de la transformation des émotions individuelles au prisme des évolutions sociales. Elle montre que les émotions intimes sont notamment façonnées par l’accroissement du capitalisme, par la démocratisation des techniques d’auto-analyses psychologiques et par les évolutions des identités genrées. La « déconstruction » du sentiment intime a cela de révolutionnaire qu’elle nous permet de comprendre la source systémique de ce que nous pensions être les seul.e.s à ressentir, de ce pour quoi certain.e.s ont été à tord accusé.e.s de déviant.e.s.

L’amour, sentiment inexplicable ?

Alors que la prise de conscience des mécanismes sociaux de domination conjugale se fait sentir dans les domaines domestiques, sexuels et professionnels du couple, la vie sentimentale reste un angle mort de la recherche féministe. De manière plus amplifiée encore, le sentiment amoureux reste paré de son mysticisme éternel, comme si cette émotion particulière transcendait tous les rouages sociaux que nous avons décrits par ailleurs : on tombe amoureux, on est frappé par la foudre. Pourtant, le sentiment amoureux contemporain est à mon avis l’endroit où se croisent les problématiques les plus intimes et politiques du système genré. Penser le sentiment amoureux comme tout sentiment, c’est-à-dire dans son cadre de normes sociétales, c’est aussi penser qu’il puisse être un outil de maintien à ces normes.

C’est dans cette optique que j’interroge l’amour, c’est-à-dire l’amour en tant que système de représentations, de normes incorporées, de réponses codifiées. L’amour, sans perdre de sa splendeur, peut être considéré dans sa matérialité. Rendez-vous dans un prochain article, pour l’étude du sentiment amoureux au fil des époques !

1 comment

Vous aimerez peut-être

1 comment

Sarah 11/08/2020 - 20:29

Merci pour cette série d’articles !
Il est en effet bon d’insister sur la construction sociale qu’est l’amour. Mais est-il pour autant motivé par l’autre ? Est-ce de l’autre que je suis amoureuse ?
Dans « Passion simple », Annie Ernaux décrit peu l’objet de l’amour, l’homme est de peu d’importance. Ce qui compte : la passion dans laquelle on s’enfonce, par soi-même et souvent aussi au détriment de soi.

Reply

Leave a Comment