Je me souviens très précisément de ce moment où cet homme a lancé à ma mère : “il est mignon votre garçon !”. J’avais environ 8 ans et les cheveux courts. J’arborais pourtant fièrement mes boucles d’oreilles, marque de féminité. Je devais montrer que j’étais une fille. Cet inconnu n’avait pas fait la différence. Je me souviens très exactement de ce sentiment d’humiliation et de honte qui m’avait envahi.
Pourquoi ne devais-je en aucun cas m’apparenter au sexe opposé ? Pourquoi il y a-t-il, dès l’enfance et de manière même encore plus caricaturale et violente, une frontière entre le genre masculin et le genre féminin aussi grande et insurmontable ?
Mon manque de féminité à l’adolescence ne fera qu’accroître mes complexes, et par là, mon opposition à l’injonction à la féminité. Elle me fera prendre un raccourci pas très honnête : la misogynie. Il me fallu longtemps avant d’ouvrir les yeux.
Je me suis engagée dans le féminisme tout d’abord et uniquement pour moi, pour accepter mon corps, mon caractère fort. J’ai fait la paix avec ma féminité propre. Aujourd’hui, les hommes dits “féminins” m’attirent. Ils semblent rares, ou alors ils ne s’assument pas, composent peu avec leur féminité. C’est ce contour flou des masculinités – aimer les hommes plutôt féminins – et des féminités – je ne me sens pas féminine comme la société l’entend – qui me permet d’atteindre un équilibre dans mon rapport à moi-même mais aussi aux hommes et à la séduction. C’est également cela qui m’a amené à me demander pourquoi est-ce si rare un homme hétérosexuel féminin, un homme qui assume sa féminité.
Quelle sont les injonctions qui obligent les hommes à arborer une virilité exacerbée ? Pourquoi ces codes sont-ils tant ancrés dans notre société ? Quel cadre normatif nous oblige à être féminine d’un côté, viril de l’autre ?
L’homme, victime de lui-même
Les hommes sont en danger, en perte de repères. Les valeurs de l’alpha mâle bafouées, par des femmes qui sont allées trop loin. Elles ont dépossédé le pouvoir des hommes : c’est une crise des hommes à laquelle nous faisons face. Ce discours viriliste est de plus en plus repris à l’ère du post #MeToo, comme une réaction épidermique, un “retour de bâton” ou backlash, face aux dénonciations de l’intolérable.
L’utilisation du mot “crise” induit qu’il y est eu un passé faste et glorieux, dont la normalité a perdu ses repères. Il faudrait pouvoir revenir à cette normalité. Chacun dans son genre et à sa “complémentarité” : homme fort et puissant versus femme douce et passive. Pourtant, le mythe de la virilité oppresse les femmes mais également une partie des hommes depuis sa conceptualisation. Il installe un idéal… inatteignable ; au coeur du malaise masculin. « Tout concourt à faire de l’idéal de l’impossible virilité le principe d’une immense vulnérabilité » (Pierre Bourdieu). Un mythe qui semble déséquilibré dès son origine, aujourd’hui remis en question dans une question plus globale du genre.
« [L’homme] s’est auto-mutilé, en tombant dans son propre piège. »
Olivia Gazalé
Le corps et le phallus, au centre des attentions
« Tu seras beau, tu seras fort, tu seras un homme mon fils » La musculature, signe de la puissance du corps masculin, que l’on retrouve dès l’Antiquité, cristallise cet idéal. Dans la chrétienté, Adam est créé à l’image de Dieu :
« La forme virile est la vraie perfection de la figure humaine. L’idée parfaite de sa beauté est l’ouvrage immédiat de la divinité, qui l’a créée unique et selon ses propres principes. »
Selon Ruben dans Théorie de la figure humaine – cité par Olivia Gazalé
À l’idéal du corps, s’ajoute l’idéal de la puissance phallique, et ce dès le plus jeune âge. Alors que dans l’éducation, la petite fille est cantonnée aux activités douces d’intérieur et à rester proche de sa mère, le petit garçon lui, doit se détacher de sa mère et faire preuve de courage. Ce passage difficile du garçon à l’homme sera vite compensé par son sexe.
“Un père me racontait qu’un de ses fils à l’âge de trois ans urinait encore assis ; entouré de soeurs et de cousines, c’était un enfant timide et triste ; un jour son père l’emmena avec lui aux W.-C. en lui disant : “Je vais te montrer comment font les hommes. Désormais, l’enfant, tout fier d’uriner debout, méprisa les filles […] Ainsi, bien loin que le pénis se découvre comme un privilège immédiat d’où le garçon tirerait un sentiment de supériorité, sa valorisation apparaît au contraire comme une compensation – inventée par les adultes et ardemment acceptée par l’enfant – aux duretés du dernier sevrage.”
Simone de Beauvoir – Le Deuxième Sexe
Le phallus devient, pour l’enfant bientôt homme, un double de soi, un phénomène de transcendance : “du fait que la fonction urinaire et plus tard l’érection sont à mi-chemin entre les processus volontaires et les processus spontanés, du fait qu’il une est source capricieuse, quasi étrangère, d’un plaisir subjectivement ressenti, le pénis est posé par le sujet comme soi-même et autre que soi-même.” (Simone de Beauvoir – Le deuxième sexe). Le phallus devient source de fierté et semble être au coeur du développement de la virilité des hommes. Il prouve d’abord sa virilité par son organe sexuel.
“Testicules” vient d’ailleurs du mot latin “testis” signifiant le témoin, la preuve. Ainsi, les garçons s’adonnent aux concours et aux comparaisons dès le plus jeune âge : la longueur du jet urinaire, la longueur et la grosseur du pénis, puis la puissance sexuelle. Des injonctions normalisées dans l’éducation et dans la culture, notamment (et je n’apprends rien à personne) dans la pornographie mainstream.

La puissance sexuelle : bander, jouir et faire jouir, fanfaronner
L’érection est au centre des préoccupations. Qui n’a jamais eu peur de la panne sexuelle ? Qui n’a jamais connu d’homme honteux de leur impuissance temporaire ?
« Rien de plus douloureux que le deuil du phallus, lorsque l’homme y a placé le centre de son être. Plus le membre viril est investi du pouvoir de faire l’homme, plus il l’entend vulnérable. Et l’hyper-médicalisation actuelle de la défaillance aggrave paradoxalement les choses, puisqu’elle contribue à inscrire le trouble érectile dans le registre de la pathologie, physique et psychologique, nécessitant une prise en charge thérapeutique. Idem pour la vieillesse, dont on refuse le lent et patient travail de corrosion des tissus et des fonctions, dans un vertigineux déni de la mort. »
Olivia Gazalé
Le processus de preuve virile n’est pas encore atteint : il faut aussi jouir, et éjaculer. N’oublions tout de même qu’il faut également faire jouir la femme ! L’homme se doit d’être endurant, faire durer le coït. Il est le principe actif dans la relation sexuelle – la femme passive reçoit. « La difficulté à maîtriser l’érection, la peur de passer pour un homosexuel et la terreur de l’impuissance ont en effet fragilisé les hommes, sommés de se soumettre à la norme virile sous peine de se discréditer. » (Olivia Gazalé)
Enfin, nous atteignons la dernière étape du processus de preuves viriles : afin de s’assurer de sa réputation, l’homme doit “fanfaronner”, à l’image de Donald Trump et son “grab her by the pussy”.
La puissance et le courage dans la sphère publique
1997. C’est la date à laquelle le service militaire obligatoire pour les hommes est suspendu en France. 22 ans que l’Etat n’institutionnalise plus le passage à la vie adulte par l’armée et l’image du guerrier courageux et fier. Céline dans Casse-Pipe (1950) décrivait son arrivée dans le 12e régiment de cuirassiers en 1912 ainsi : “Que de fois seul sur mon lit, pris d’un immense désespoir, j’ai, malgré mes dix-sept ans, pleuré comme une première communiante. Alors j’ai senti que j’étais vide […] que je n’étais pas un homme […] alors là j’ai vraiment souffert, aussi bien du mal présent que de mon infériorité virile et de la constater.” (cité par Olivia Gazalé).
Ce symbole de l’homme fort et courageux se distingue dans de multiples sphères publiques. Le sport, où, entre les terrains de foot, le ring de boxe ou la piste du stade, Olivia Gazalé rappelle le “même lexique martial du combat, de la victoire et de la défaite” avec des héros courageux qui se battent : “même culte rendu aux valeurs viriles de puissance et de courage, même ferveur communautaire autour du vainqueur, même patriotisme emphatique, qu’il s’exprime par l’entonnement collectif de l’hymne national ou, comme aujourd’hui lors des matchs de football, par le déploiement hyperbolique des couleurs du drapeau”.
Mais également le travail où le courage est d’abord incarné par l’ouvrier à l’industrialisation. Un homme courageux qui obtient de quoi subvenir à sa famille à la sueur de son corps. Progressivement remplacé par le salariat, aujourd’hui la puissance semble se traduire par une carrière à succès et un aspect financier important, à l’image du loup de Wall Street.
Dans tous ces cas, un homme qui ne travaille pas ne semble pas faire partie des idéaux. Un homme au chômage signifie qu’il est cantonné à l’espace domestique, l’espace féminin. Il est dépossédé de sa virilité. Le cinéma n’est également pas en reste avec des Superman en tout genre qui sauvent des femmes, une planète, des oppressés. L’homme n’a pas peur.
L’homme ne doit pas, ne peut pas, échouer, que ce soit dans le domaine physique et sexuel ou du domaine public. Le mythe de la virilité est guidé par cette peur de l’échec. Le courage est le mot d’ordre. Faire part de ses sentiments est réservé aux femmes. Pourtant, ce mythe fait souffrir bon nombre d’hommes, discriminés pour ne pas rentrer dans ce cadre normatif.
Être féminin·e, être masculin·e
Si nous parlons de la définition sociale de la féminité, alors apprenons aux hommes à être féminin. Apprenons leur à être en phase avec leurs propres sentiments, à les exprimer, à pleurer, à extérioriser les émotions. Ils sauront d’autant mieux les gérer et les exprimer. Apprenons leur l’empathie, la douceur, l’envie de prendre soin de soi.
Si nous parlons de la définition sociale de la masculinité – associée donc à la virilité -, alors apprenons aux femmes à être masculine, sans honte. Apprenons leur à se battre, à sortir, à l’ouvrir, à s’affirmer, à crier, à se faire entendre.
“Tout ce que j’aime de ma vie, tout ce qui m’a sauvée, je le dois à ma virilité.”
Virginie Despentes
Le troisième genre : un genre à soi et pour soi
“Le féminisme est une aventure collective, pour les femmes, pour les hommes, et pour les autres. Une révolution, bien en marche. Une vision du monde, un choix. Il ne s’agit pas d’opposer les petits avantages des femmes aux petits acquis des hommes, mais bien de tout foutre en l’air.”
Virginie Despentes – King Kong Théorie
Page blanche. Je continue de croire que la liberté est la clé. Bête interprétation, si simple, que l’on n’y pense même plus. Et pourtant, si nous laissions libre choix sur son genre et sur la définition que l’on en fait, nous pourrions atteindre une pluralité de féminités, une pluralité de masculinités, à différents degrés pour chaque individualité, chaque personnalité, chaque corps.
Peut-être que la ligne directrice est-elle simplement la recherche, la réflexion et la prise de recul pour mieux comprendre ses envies et atteindre l’épanouissement du soi ?
À lire
- Le mythe de la virilité : un piège pour les deux sexes – Olivia Gazalé
- Alpha Mâle. Séduire les femmes pour s’apprécier entre hommes – Mélanie Gourarier
- Trouble dans le genre – Judith Butler
- De la domination masculine – Pierre Bourdieu
- King Kong Théorie – Virginie Despentes
- Backlash, la guerre froide contre les femmes – Susan Faludi
- “La fabrique des bad boys”
- “La “crise” de la masculinité ou la revanche du mâle”
- “L’empire du genre. L’histoire politique ambigüe d’un outil conceptuel” – Eric Fassin
- “Passif, il est pensif” – Image Sociale, le carnet de recherche d’André Gunthert
- Résumé de Refuser d’être un homme : pour en finir avec la virilité de John Stoltenberg – Crêpe Georgette
- “Pourquoi les mecs préfèrent les mecs” – Le mecxpliqueur
- “Le Grand Bain” : le cinéma a besoin de héros sensibles
À écouter
- “Masculins, est-ce ainsi que les hommes se vivent” – LSD Documentaire sur France Culture
- Les Couilles sur la Table (tous les épisodes)
- “Boys will be boys?” – Quoi de meuf