Le maquillage : Standardisation ou affirmation de soi ?

Le maquillage : Standardisation ou affirmation de soi ?

by Juliette Hamon
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Disclaimer : Si je me permets cette critique du maquillage c’est que j’essaye d’en poser les limites et que je suis moi-même concernée.

L’injonction à une beauté standardisée

Le maquillage est bien loin d’être un sujet anecdotique : Investissement financier, moral et temporel, il prend une place importante dans la « culture féminine traditionnelle ». Pour la petite histoire, j’ai commencé à essayer d’arrêter de me maquiller pour une raison personnelle d’acceptation de soi. Après quelques conversations et lectures, j’ai découvert qu’il y avait bien plus à penser sur le maquillage, notamment grâce à Antastesia qui a verbalisé -sans nuance- quelques uns de mes ressentis (à voir absolument).


« Il faut arrêter l’hypocrisie et considérer que tout ce qu’on fait est plus ou moins conditionné par la société »
« C’est bizarre, je fais tout comme tout le monde mais c’est vraiment mon choix ».

Posons les bases : Le maquillage, en tant que pratique genrée, est par essence sexiste. Il est la signature d’une controverse traditionnelle entre l’homme et la femme. Il illustre une injonction à la beauté standardisée chez la femme versus une interdiction à l’usage pour les hommes. Valoriser la femme qui s’attache à son esthétique, humilier l’homme qui s’y tarderait un peu trop.

« La femme est bien dans son droit, et même elle accomplit une espèce de devoir en s’appliquant à paraître magique et surnaturelle; il faut qu’elle étonne, qu’elle charme; idole, elle doit se dorer pour être adorée. »

Éloge du Maquillage, Baudelaire

Bien vu Baudelaire ! Le maquillage est une des cristallisations de la mystification de la femme (femme posée comme étant l’altérité) et des diktats de la beauté féminine idéalisée. Se maquiller au quotidien d’une certaine façon peut, au niveau micro-social, avoir des impacts individuels de dépréciation de son soi mis à nu, ce corps qui ne nous lâchera jamais. Au niveau macro-social, il entretien un système conformant et enfermant la beauté féminine. Il perpétue la représentation erronée d’un éternel féminin qui, puisqu’elle n’a aucune activité n’est jamais fatiguée, puisqu’elle mange sainement n’a jamais de bouton, puisqu’elle est toujours joyeuse a les joues rosées. Le mythe de la femme éternellement jeune et immanente, dont le physique ne souffre pas les perturbations du temps ou de la situation, se voit renforcé par ce maquillage aux codes standardisés. Dans ce contexte, la construction du rapport à la beauté féminine tend à forger une aversion pour un physique à aspérités et ses qualités incertaines : la contingence d’une cerne, l’incontrolabilité d’une peau.

En ce sens, le port de maquillage symbolise un idéal féminin excluant, parce que plus ou moins inaccessible selon que l’on adhère à ces diktats ou non et selon notre classe sociale. L’expertise en maquillage, l’intérêt qui lui est porté ainsi que le pouvoir d’achat qui lui est attribué sont largement influencés par les pratiques culturelles et les déterminants de chaque classe sociale.

« La couleur et l’épaisseur du rouge à lèvre, ou la configuration d’une mimique, tout comme la forme du visage ou de la bouche, sont immédiatement lus comme des indices d’une physionomie « morale » socialement caractérisée »

Remarque sur la perception sociale du corps, Bourdieu

Comme l’explique Betty Friedan, le maquillage dans les années 50 -comme la mode et l’électro-ménager- ont permis à la femme de sortir de son foyer pour se diriger vers les commerces et finalement vers l’appropriation de l’espace public. Sans cet énorme profit capitaliste qui se profilait pour les hommes, les femmes n’auraient peut-être pas encore lâché leur chiffon. En résulte la création de normes sociales perpétuellement renouvelées pour un profit capitaliste éternel.

La présentation de soi aux autres, avec sa dimension physique, est encensée comme étant la première marque de respect social (grâce aux potentiel économique qui pouvait en résulter). D’après Mehrabian et Weiner, notre première impression à l’égard d’une personne inconnue dépend à 55% du visage, à 38% de leur voix et à 7% de ce qu’elles racontent. C’est la flemme du cerveau qui s’enlise dans l’analyse facile de ce qu’il lui vient en premier à traiter : le physique. Bourdieu explique aussi le fait que le corps soit ce qu’il y ait de plus systématiquement analysé parce qu’il est ce que l’on contrôle et manipule le moins, il forme une « identité naturelle ». Au delà de ça, des stéréotypes associent à la beauté physique des valeurs sociales positives (intelligence, sympathie…). L’industrie cosmétique s’est appuyée sur cette inclination et l’a tournée à son avantage : L’enveloppe et sa parure sont mises sur un piédestal, érigées comme les seules choses à juger dans un contexte de rencontre sociale. À nous de nous demander si l’esthétique physique représente réellement de ce qu’elle est censée symboliser.

L’appropriation de cette injonction

Pourtant aujourd’hui j’ai caché mes cernes, poudré mes joues et coloré mes lèvres ! Se maquiller relève parfois du vecteur de lien social. Comme si l’absence de maquillage était un signal, notamment lors des rencontres, d’un hiatus culturel. Parfois même, cette différence peut être interprétée en irrespect. Parce que l’apparence, comme bien d’autres choses, fait l’objet de normes, de règles et d’usages qui forment un système culturel permettant une affiliation rapide à un paire.

Je parlais tout à l’heure de la tendance à attribuer des qualités intellectuelles positives à un physique jugé comme « beau ». Il faut ajouter que cette inclination peut se retourner contre les femmes, bien-sûr. Prisonnières d’une injonction à la beauté lissée par les artifices et de ce qu’elle produit, la tendance peut aussi enfermer la femme maquillée dans un carcan de superficialité, d’illégitimité. C’est un des plus gros paradoxes auxquelles les femmes sont sujettes : Les efforts de « mise en beauté » sont autant valorisés que dépréciés. L’art de se présenter résiderait dans une subtilité inatteignable, la maîtrise d’une mise en beauté dont les artifices devraient être imperceptibles. Encore une expertise que la femme devrait avoir à son arc. C’est en ce sens, en réponse aux critiques (« Maquillée comme une voiture volée ») et à la systématisation du réflexe selon lequel le maquillage illégitime une femme dans ses compétences, que le port de maquillage devient revendicateur. Puisque le maquillage est genré, puisqu’il a été assigné aux femmes comme seconde peau obligatoire, alors elles retourneront cette injonction pour se l’approprier. Le maquillage permettra l’affirmation d’une féminité encore récusée et non-considérée, féminité avec laquelle tout est pourtant possible.

Il existe aussi des formes de maquillage qui vont à l’encontre des normes sociales, qui au contraire se détournent des standards de beauté. Comme moyen de personnalisation, d’expression de soi-même et d’extirpation des diktats, son usage est détourné de sa fonction conformisante. Selon le trait qu’on souligne, il peut être masque ou au contraire « révélateur d’un être caché ». Justement, voici une vidéo de la marque Glossier qui a bouleversé mon rapport au maquillage et finalement à celui de la beauté.


« La mode doit donc être considérée comme un symptôme du goût de l’idéal surnageant dans le cerveau humain au-dessus de tout ce que la vie naturelle y accumule de grossier, de terrestre et d’immonde, comme une déformation sublime de la nature, ou plutôt comme un essai permanent et successif de réformation de la nature. » Éloge du maquillage, Baudelaire

Bref, on fait ce qu’on veut.

Vecteur d’un imaginaire excluant de la femme, parcelle d’un système promouvant une beauté standardisée et inaccessible ou au contraire appropriation d’une injonction traditionnelle pour la démonter : Chacun.e est libre de se poudrer le visage ou non. Si c’est fait en conscience c’est mieux, mais dans tous les cas : C’est notre choix.

« Quant au noir artificiel qui cerne l’oeil et au rouge qui marque la partie supérieure de la joue, bien que l’usage en soit tiré du même principe, du besoin de surpasser la nature, le résultat est fait pour satisfaire à un besoin tout opposé. Le rouge et le noir représentent la vie, une vie surnaturelle et excessive; ce cadre noir rend le regard plus profond et plus singulier, donne à l’oeil une apparence plus décidée de fenêtre ouverte sur l’infini; le rouge, qui enflamme la pommette, augmente encore la clarté de la prunelle et ajoute à un beau visage féminin la passion mystérieuse de la prêtresse. » Éloge du Maquillage, Baudelaire

PS : Et s’il vous plait, ne dites plus à une femme qu’elle a l’air super fatiguée quand elle n’est pas maquillée.

Bibliographie

« Et le maquillage alors ? », Antastesia (2018)

Le rôle des cosmétiques dans les premières impressions : le cas particulier du maquillage J. Richetin ; P. Huguet ; J-C. Croizet, L’Année Psychologique, Numéro 107-1 (2007)

Éloge du maquillage, C. Baudelaire https://www.gildasbernier.fr/wp-content/uploads/2011/09/Charles-Baudelaire_Eloge-du-maquillage.pdf

Get Ready With Me: Saturday mornings feat. Eva+Glossier (2017)

Le maquillage, séduction protocolaire et artifice normalisé, Marie-Thérèse Duflos-Priot, Communication, N°46 (1987) http://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1987_num_46_1_1697

Remarques provisoires sur la perception sociale du corps, P. Bourdieu, Actes de la recherche en sciences humaines N°14 (1977) http://www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_1977_num_14_1_2554

La femme mystifiée, B. Friedan

Le maquillage, un artifice ? Émission « Pas la peine de crier » de Marie Richeux, France Culture (2014)

Beauté Fatale, M. Chollet (2012)

La construction du rapport à la beauté chez les filles pendant l’enfance : quand les pratiques entrent en contradiction avec les représentations du travail d’embellissement du corps, M. Court, Sociétés et Représentation, (En)quête de genre, N°24 (2007)

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