Robes à fleurs et cardigans Made in France : le backlash dans la mode

Robes à fleurs et cardigans Made in France : le backlash dans la mode

by Juliette Hamon
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Les imprimés fleuris (et « Vichy ») font leur grand retour et côtoient sur fond de comptoir en zinc des cardigans Made in France. Vous l’avez peut-être remarqué ou vous le vivez dans vos gouts, la mode est à la France d’après-guerre. Robes portefeuilles, paniers en osiers, nœuds dans les cheveux et carrés de soie, les femmes portent sur elles les mémoires d’une France d’antan.

Rouje

Nombreuses marques ont explosé grâce à l’esthétique rétro qu’elles proposaient. Des coupes droites et des épaulettes dignes d’un film de Rohmer, le marketing donne dans le rêve cinématographique de la parisienne d’antan.

Tenons pour compte l’abondance de friperies en ligne parisiennes inspirées par la marque Rouje : FripouilleVintage, Petitechineuse, Imparfaite etc. Toutes prônent une même esthétique, celle d’une France élégante, romantique, urbaine et suffisante, celle d’une hyper-France. Le terme « hyper-France » a été utilisé par J.L Cassely dans son ouvrage « No Fake, Contre-histoire de notre quête d’authenticité » pour décrire cette France d’antan fantasmée comme étant plus authentique. L’hyper-France portée dans cette esthétique porte en elle l’idéal féminin essentialisé. En revenant à une parisienne cinématographique, cet idéal exclue de fait la pluralité des féminités évolutives.

Pour rappel, l’habillement est un mode d’identification, de labellisation. La façon de s’habiller, lorsqu’elle est choisie et consciente, contribue à une performance de genre et de classe. Un vêtement peut permettre (pas systématiquement) de s’auto-étiquetter et de se présenter au monde comme prenant part à tel ou tel genre, telle ou telle classe sociale. À ce propos, Jacques Dewitte va plus loin et écrit dans La manifestation de soi  « en paraissant tel ou tel, en se montrant comme ceci ou cela, on le devient, aussi quelque peu ». C’est ce qu’on appelle la performativité.

Pourquoi cette recrudescence de la féminité hégémonique dans la mode ?

I – Le rétro-marketing

Le « Backlash » est un mouvement systématique de « retour de bâton » suivant une période d’avancée féministe. Le « Backlash » s’apparente à une revanche conservatrice qui suit tout grand mouvement féministe (ici, #MeToo). D’abord théorisé par l’américaine Susan Faludi dans « Backlash, la guerre froide contre les femmes » (1991) ce retour de bâton est aujourd’hui interrogé par de nombreux sociologues, journalistes et politiques.

Le rétro-marketing à l’œuvre dans cette mode qui s’appuie sur la féminité d’antan pourrait s’apparenter à un retour de bâton sous deux aspects : un retour en arrière par rapport aux nouvelles libertés prises par les femmes dans leurs choix vestimentaires; et un retour de bâton nationaliste.

a) L’élégance au service du backlash

D’abord, plusieurs points peuvent nous amener à penser un retour en arrière féministe : Sur le site de « Rouje » on retrouve un choix de mannequins qui va à l’encontre de la tendance au bodypositive actuelle (acceptation du corps des femmes et de ses « aspérités ») :

« Philippine fait 1m74 et porte la robe Gabinette en taille 34 ».

Les usages de la minceur ne sont pas les mêmes en fonction des symboliques suscitées. En fait, l’esthétique « vintage » s’incarne dans le mythe de la parisienne bourgeoise chez qui l’élégance est confondue avec la finesse. Cette élégance s’illustre de multiple manière.

D’abord, dans la minceur corporelle : la finesse des traits du visage évoque des femmes juvéniles; la finesse des membres et la taille haute évoquent la délicatesse et la vulnérabilité.

Mais la finesse est également évoquée en ce qui concerne les gouts et modes de vie : sur le compte de Petite Chineuse, nombre de mannequins sont photographiées lisant de la philosophie, s’exerçant à l’art de la peinture ou évoluant dans un salon décoré délicatement.

Si la finesse et l’élégance en soi ne sont pas à bannir, il me semble important de réfléchir à ce que les productions symboliques entretiennent comme idéaux de genre.

b) La naturalisation des femmes par le vêtement

Par ailleurs, les imprimés fleuris sur les cardigans évoquent la naturalisation des femmes, au même titre que feu la mode des couronnes de fleurs. Comme l’expliquent les autrices réunient dans Reclaim d’Emilie Hache (et Simone de Beauvoir dans Le Deuxième Sexe) la naturalisation des femmes est le pilier sur lequel s’est appuyé le sexisme. En évoquant ainsi le lien étroit entre femme et nature, cette esthétique peut réaffirmer l’appartenance du genre féminin au côté de l’irrationnel, du passif, du dominé par l’homme.

Si l’on peut promouvoir une réappropriation des liens entre femmes et nature, le cadre est important. Se réapproprier une norme ne signifie pas simplement clamer son approbation à cette norme. Se réapproprier, c’est déconstruire, et inversement : l’un ne peut aller sans l’autre. En l’occurence, se réapproprier le lien entre femmes et nature doit passer par une déconstruction de la domination des humain.e.s sur la nature; repenser les liens de domination entre « rationnel » et « irrationnel ». C’est un des outils du feminist-washing que de feindre cette réappropriation des normes, sans passer par la case déconstruction : le « girl power« , l’étendard rose et l’empowerment du rouge à lèvre peuvent en être les illustrations.

Aussi, le dialogue entre cet apparat rohmérien romantique, et les aspirations féministes peut être contradictoire : Comment lutter pour l’acceptation de la diversité des corps féminins en même temps que l’on cherche à atteindre cette beauté essentialisée ? Comment adhérer à ce que cette esthétique produit symboliquement, tout en cherchant à déconstruire des idéaux excluants ?

c) La vieille France

Dans les collections de la marque « Rouje » de Jeanne Damas, les vêtements ont un prénom : Gabin, Lisette, Ondine, Jacques, Claudette. Il s’agira de renforcer cette esthétique de la France d’antan à coup de rétro-marketing qui joue sur la fibre nationaliste de chacune d’entre nous. Plus qu’un élément distinctif, la mode vieille France ne s’adresse qu’à ceux qui peuvent en connaître les codes et les remettre au gout du jour.

Certainement, cette mode n’a pas l’ambition de rassembler les différentes identités que comporte la France ; pour autant, il est à mon avis juste de prendre conscience qu’une telle esthétique peut renvoyer, non seulement à un marquage de la différence, mais en plus à une glorification de la française « de souche ». D’ailleurs, la valorisation de la « française de souche » s’appuie sur des féminités dites subordonnées : la cagole, la beurette, la paysanne, l’empotée (c’est l’objet du livre « Je ne suis pas parisienne » d’Alice Pfeiffer). Encore une fois, la mode « vieille France » ne serait pas questionnable en soi si toutes les identités de France avaient une place assez digne dans la société.

La petite chineuse

II – Retourner le vêtement

a) Le repos des guerrières

Et pourtant, en ce moment même je porte une robe portefeuille verte à imprimé fleuri, robe que j’aime à allier avec des lunettes en forme d’œil de chat et un sac en osier glissé sur le coude. Féministe de tout bord, me voilà à rechercher une féminité exacerbée par des vêtements qui crient à la douceur et à la tradition. Schizophrénie ou trahison intellectuelle ?

Pour tenter de me dédouaner, je m’essaye à expliquer la dissonance. Je revois Beauté Fatale de Mona Chollet, et je me souviens :

« L’absence de perspectives de tous ordres, la dureté des relations sociales provoquent un repli des femmes sur les domaines qui leur ont toujours été réservés et qui, jugés étouffants il n’y a pas si longtemps, leur apparaissent désormais comme des abris préservés, intimes, rassurants, parés de tous les attraits ».

En fait, il me semble que ce retour à une esthétique d’antan, même chez les féministes, permet de reprendre son souffle avant de se jeter une fois de plus dans la subversion, au même titre qu’une femme peut enfiler son rouge à lèvre habituel avant de se lancer dans un challenge professionnel. C’est un refuge dans les repères dans lesquels nous avons grandi (la féminité hégémonique, toute douce et fleurie). C’est un moyen de se reposer, de se conforter dans un aspect connu, valorisant et sans danger.

b) Vers une réappropriation de la féminité par le vêtement

Par ailleurs, arborer ces signifiants de la féminité peut aussi s’inscrire dans une démarche de réappropriation des normes. Comme je l’évoquais plus haut, nous pourrions imaginer une déconstruction féministe aboutissant sur une réappropriation des liens entre femmes et nature, une re-valorisation de la vulnérabilité dans la société, une mise à équité des pluralités identitaires. Une robe à fleur peut, à ce moment, non plus écraser mais évoquer un imaginaire politique de douceur.

À ce sujet, Virginia Woolf disait :

« (…) Rendre sérieux ce qui semble insignifiant à un homme, rendre quelconque ce qui lui paraît important. » (L’art du roman, Virginia Woolf 1929).

Alors oui, peut-être que finalement, lutter pour la liberté des femmes à disposer de leur corps en cardigan fleuri peut être compatible, si du moins nous sommes conscient.e.s ce qu’une telle esthétique peut porter dans notre contexte sociétal actuel.

À lire aussi : Il est temps d’en finir avec le mythe de la Parisienne (Slate)

Bibliographie

Jean-Laurent Cassely, « No Fake, Contre-histoire de notre quête d’authenticité »

Mona Chollet, « Beauté Fatale »

Jacques Dewitte, « La Manifestation de Soi »

Susan Faludi, « Backlash, la guerre froide contre les femmes »

Alice Pfeiffer, « Je ne suis pas parisienne »

Virginia Woolf, « L’art du Roman »

https://www.femmeactuelle.fr/mode/news-mode/quelles-sont-les-mensurations-des-francaises-31244

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5 comments

Mathilde 11/08/2019 - 11:52

MERCI pour cet article !
Ça faisait un moment que je me posais des question sur la marque Rouje et sur l’image et la mode qu’elle véhiculait. Ça fait du bien de lire un article qui met le doigt sur ce problème de mode « parisienne ».

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Juliette Hamon 11/08/2019 - 12:01

Merci à toi Mathilde !

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Ondine 11/08/2019 - 21:53

Bonsoir,

Votre point de vue est intéressant, bien qu’un peu sévère : il me semble qu’il en faut pour tout les goûts en matière de mode.

Cordialement.

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Laura 17/09/2019 - 12:26

C’est marrant mais le backlash je l’envisageais pas du tout de la même façon. Personnellement je ne le vois pas comme une réponse à #metoo mais plus comme un backlash contre la mode de cette décennie influencée par Instagram, Kylie Jenner et les Kardashians.
Des fausses fesses et des lèvres sur-injectées, une féminité exacerbée (vulgaire dirons certains), un style axé sur les vêtements moulants et sexy, l’esthétique des clips de rap et de hip-hop, le maquillage inspiré des drag queens … c’est l’antithèse du style Rouje. Enfin c’est mon interprétation, car cette esthétique séduit pas seulement la fibre nationaliste des français mais aussi les étrangers qui ont cette vision fantasmée de la France

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Juliette Hamon 23/09/2019 - 21:42

Bonjour Laura,

Oui c’est intéressant ce que tu dis ! À mon avis personnel, le rejet de la féminité exacerbée utilisée dans la pop culture est surtout un rejet de la pop culture en général. Des marques comme Rouje ou Sézane cherchent avant tout la distinction (au sens de Bourdieu), la prise de hauteur, la démarcation. Surtout, l’esthétique minimaliste (du maquillage notamment) est l’apanage de la classe privilégiée.
Je pense aussi que titiller la fibre nationaliste des français n’est pas antinomique avec le fait d’entretenir une vision de la France fantasmée de l’extérieur. En réaction à la mondialisation, un grand mouvement de nationalisme s’opère, et par la même les étrangers aiment à retrouver les caractéristiques traditionnelles des pays qui ne sont pas le leur.
À bientôt !
J.

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