J’ai failli nommer cet article « Liberté, Égalité… Sororité ? » mais c’était déjà pris et c’était un peu nul, quoique le message en soit rendu plus facilement explicite. Qu’est-ce que la sororité ? Le symétrique de la fraternité ? Presque.
C’est le premier « véritable » article que je poste sur ce blog parce qu’il a une importance toute particulière, d’abord parce qu’il découle d’une auto-critique de longue haleine, ensuite parce que la thématique est cruciale. Le sujet dont il traite, la sororité, est pour moi un point fondamental de toute prise de conscience et d’engagement humaniste. La prise en compte de la sororité dans l’équation du féminisme transcende le militantisme individuel vers l’engagement universel.

« [J]e puis vous dire que les mots que je viens de lire sont : « Chloé aimait Olivia… » : […] « Chloé aimait Olivia… », ai-je lu. Et je fus alors frappée de l’immense changement que ce fait représente. Pour la première fois peut-être dans la littérature, Chloé aime Olivia. Cléopâtre n’aimait pas Octavie. À quel point, si cela avait été, Antoine et Cléopâtre s’en fût-il trouvé modifié ! Telles que sont les choses, pensai-je, permettant à mon esprit, j’en ai peur, de s’éloigner quelque peu de L’Aventure de la vie, toute l’affaire se trouve peut-être simplifiée et, si on peut dire, rendue absurdement conventionnelle. Le seul sentiment que Cléopâtre éprouve envers Octavie est de jalousie. Est-elle plus grande que moi ? Comment arrange-t-elle ses cheveux ? Peut-être la pièce n’en demandait-elle pas davantage ? Mais que des rapports plus compliqués entre ces deux femmes eussent été intéressants ! »
Virginia Wolf – Une chambre à soi
Une fraternité républicaine ?
Commençons d’abord par un terme qui nous est plus familier : La Fraternité. La fraternité, ce concept global utilisé pour illustrer une solidarité noble entre les humains désigne en fait étymologiquement la relation entre frères (« frater » = frère).
Qui se sent réellement concerné par le 3e mot de la devise républicaine française « Fraternité » ? Un MaleCis blanc ? Un adolescent scout ? Un rugbyman ? Ok. Une femme ? Une personne non-binaire ? Pas tant.
Le mot fraternité exclut la non-binarité en cristallisant l’hégémonie du masculin.
Indispositions passagères, faiblesses corporelles et assujettissement à la biologie, les femmes sont longtemps considérées comme des êtres non-autonomes, étroitement reliées à la vaste Nature et ne faisant pas partie de cette grande confrèrie de la race humaine.
Le lien fraternel d’entre-aide entre tous les peuples ne prend donc en compte que les hommes dans son sens originel et exclut les femmes de cette mutualité humaine. C’est gênant quand ça fait partie d’une devise nationale. C’est gênant de garder une devise républicaine qui indique une nation se définissant sans les femmes (Et l’argument « C’est la tradition ! » est complètement pourri et irrecevable, dsl Bernard).
La « querelle des femmes »
Dans le premier tome du Deuxième Sexe, Simone De Beauvoir invoque rapidement la « querelle des femmes » comme un fait universel et intemporel. La querelle des femmes, c’est le mépris spontané des unes envers les autres, c’est l’instinct de survie de la lionne dans la savane, c’est l’exact opposé de la notion humaniste de sororité.
« Ce monde est un monde qui appartient aux hommes : ils n’en doutent pas, elles en doutent à peine. Refuser d’être l’Autre, refuser la complicité avec l’homme, ce serait pour elles renoncer à tous les avantages que l’alliance avec la caste supérieure peut leur conférer » (Simone de Beauvoir, 1949) et en acceptant la complicité avec la « caste supérieure », c’est la fragmentation des dominées qui a marqué l’histoire de la femme.
Jacqueline Aubenas, dans les Cahiers du Grif, fait une analogie assez parlante : « Ceci rappelle les querelles de harem : les femmes s’y battaient pour devenir favorite et non se révolter contre le pacha ».
En 1973, les écrivaines du périodique féministe Les Cahiers Du Grif explicitent le manque de sororité et la misogynie intériorisée dans cet extrait :
« Nous ne sous-estimons pas la responsabilité des femmes elles-mêmes dans le maintien des structure oppressives. Plutôt que de lutter, beaucoup préfèrent se résigner ou trouver une solution purement individuelle de moindre mal. Si elles ont « réussi », comme ont dit, elles en tirent gloire et méprisent celles qui n’ont pas eu leur chance ou leur acharnement. »
À la lecture de ce texte, le ressenti est ambivalent : La situation décrite paraît révolue et en même temps très contemporaine. Révolue d’abord parce que les enjeux ne sont pas les mêmes, contemporaine ensuite parce que les mécanismes sociaux ont traversés les décennies.
Le cœur des sœurs
La Sororité ou la sisterhood a d’abord été une thématique centrale dans les années 70. Durant cette période marquée par la deuxième vague féministe, Robin Morgan publie son anthologie féministe mythique Sisterhood is powerfull. Son histoire a depuis été remuée, confondue, méprisée, encensée.
Dans Beauvoir and her sister’s, Sandra Reineken pense la sororité / l’esprit sisterhood comme le cheval de bataille de la deuxième vague de féminisme qui aurait permis aux femmes de s’affirmer dans les différentes strates politiques qu’elles ont grimpées. C’est aussi, d’après elle, la critique qu’a faite Simone de Beauvoir de la situation des femmes qui a fait émerger la sororité en tant que conscience collective féministe source de combats anti-sexistes. Le superbe livre de Sandra Reineken est très bien synthétisé ici et je vous encourage à aller lire cette merveilleuse histoire de la sororité et de la conscience féminine.
La sororité réunit toutes les femmes de toutes classes sociales, de toutes conditions et de toutes nationalités, se basant sur l’existence d’une condition féminine commune, « La Féminitude ». Cette condition féminine est évidemment quasiment impossible à définir : Bio-classe ? Non. Classe de genre ? Non plus. La difficulté à la définir n’en efface pas la réalité. Je n’avancerai pas que la féminitude est pour toutes la condition qui est le plus défavorable, bien-sûr, chacune a ses spécificités et la condition de classe -par exemple- a sa conscience toute aussi révélatrice d’un regroupement spontané d’une catégorie disqualifiée.
Dépasser son existence individuelle pour transcender sa conscience en une conscience collective féminine. Dépasser sa situation personnelle et intégrer toutes les femmes dans sa vie (J’étais pas loin de pouvoir placer les L5). Réunifier des consciences fragmentées sous un unanimisme solidaire.
Françoise Collin dans Les Cahiers Du Grif répond à une remise en question de ce sisterhood par les anti-féministes :
« Le féminisme arrache les femmes à leur isolement et à leur passivité. Car les femmes, comme tous les exploités du monde, ont trop longtemps été divisées et maintenues en état de rivalité. Enfermées dans leurs cuisines, leurs maisons, sans grand contact avec les autres, elles ne tiraient leur expérience que du bon vouloir de l’homme, et même d’un homme. A travers cette médiation, elles ne pouvaient se percevoir que comme rivales, et les hommes ont eu tout intérêt à faire durer cette situation.
Mais désormais la rencontre collective – il faudrait presque dire anonyme -, en évitant le passage par le tiers, rend possible la reconnaissance mutuelle et pose les bases d’une identité jusqu’à présent interdite, en même temps que d’une action. »
La sororité est aussi le moteur premier d’initiatives militantes : À côté de tous les engagements associatifs actuels, les syndicats féminins en sont des illustrations directes. Comme le souligne Yannick Le Quentrec dans Militer dans un syndicat féminisé : La sororité comme ressource, le manque de confiance en soi lors de la prise de responsabilités ressenti par les femmes n’est pas un trait naturel, c’est un trait construit socialement. Il ajoute, en parlant du militantisme, que « [les femmes] se déplacent, au double sens où elles transgressent les normes sexuées et où elles passent de la sphère domestique où elles sont assignées à la sphère publique monopolisée par les hommes. Face à cela, la sororité jour un rôle essentiel de soutien et de légitimation de leur engagement. »
Haut les coeurs !
La sororité, c’est donc un moyen intrinsèque pour déconstruire les normes sociales et les reconstruire dans un environnement bienveillant et légitimant. La sororité, avec son versant affectif, c’est considérer les femmes de façon bienveillante dans ce qu’elles sont et dans ce qu’elles pourront être. C’est questionner l’animosité instinctive que l’on ressent les unes envers les autres, c’est questionner la disqualification rapide des femmes aussitôt qu’elles font une erreur, c’est questionner la jalousie et le manque de confiance en soi. C’est aussi, comme Nathalie Loiseau l’indique dans son livre Choisissez tout, considérer l’expérience vécue des femmes. La sororité, c’est former un immense collectif solidaire, bienveillant et encourageant. C’est regarder une femme dans sa totalité, accepter qu’elle se soit soumise aux normes sociales qui l’entourent ou encourager la façon dont elle s’en démêle, la reconnaître en tant que sister.
N’ayez pas peur, ce n’est pas en soutenant une femme dans ses projets qu’elle va vous piquer la place tant prisée de « la femme qui a réussi dans tel domaine ». Ce n’est pas en valorisant le travail de l’une d’entre nous qu’une autre sera dévalorisée. Il y a de la place pour tout le monde, même si c’est contre-intuitif pour une majorité d’entre nous.
En pratique, c’est pas toujours simple bien-sûr. C’est un mantra auquel on doit parfois se raccrocher quand une réaction débile est imminente. Une représentation devient vite un réflexe, surtout celui-ci. La méfiance des femmes envers les autres femmes est toujours liée à la confiance en soi (Petite note d’ailleurs : Le manque de confiance en soi des hommes et des femmes est souvent causé par la domination de la figure virile. Arrêtons de mettre « le manque de confiance en soi » comme la faute finie et individuelle des femmes svp). Mais ça se travaille tous les jours et la vie est tellement mieux une fois qu’on rentre dans un esprit de sororité.
La mutualité n’implique pas la métamorphose d’un ensemble hétérogène d’individus en une masse molle et uniforme. Ne tombons pas dans l’illusion de fusion des personnalités mais gardons le sens politique du geste en tête. Après, il n’est pas question de remplacer une injonction par une autre, personne n’est obligé d’être bienveillant avec tout le monde. La sororité, c’est simplement une bienveillance et une indulgence a priori.
Bref, faisons-nous toutes des gros câlins. D’ailleurs, la semaine prochaine, j’essaierai de mettre ici en valeur toutes les initiatives des femmes autour de moi qui m’inspirent. À la semaine prochaine !
Joujou
xx

Bibliographie
Ballorain Rollande, Le Nouveau Féminisme américain — Étude historique et sociologique du Women’s Liberation Mouvement, (coll. « Femme »), Denoël-Gonthier, 1972
Chaponière Martine, Devenir ou redevenir femme. L’éducation des femmes et le mouvement féministe en Suisse, du début du siècle à nos jours. Société d’histoire et d’archéologie, Genève 1992
De Beauvoir Simone, Le Deuxième Sexe I, Gallimard, 1949
Morgan Robin, Sisterhood is Powerful: An Anthology of Writings From The Women’s Liberation Movement, Random House, 1970
Loiseau Nathalie, Choisissez tout, Jean-Claude Lattès, 2014
Quentrec Yannick, Militer dans un syndicat féminisé : La sororité comme ressource. Travail, genre et société n°30, La découverte, 2013
Reineke Sandra, Beauvoir and her Sisters. The politics of women’s bodies in France, Urbana, University of Illinois Press, 2011
Wolf Virginia, A Room Of One’s Own, 1929
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Cet article met enfin des mots sur ce que je ressens et me dit depuis des années. Merci Sister ! La deconstruction est en route. Le chemin est long mais nous y sommes enfin. Ceci dit, il y a des femmes qui ont appliqué la sororité, l’entraide et la bienveillance entre femmes, depuis la nuit des temps. Il est cependant primordial, urgent que nous soyons plus nombreuses, qu’on y mettent des mots. Je pense que chacune à son échelle a un rôle à jouer dans cette aventure vers le mieux.