Dans un précédent article, nous montrions les dynamiques régissant le processus de séduction, et par extension celui des relations amoureuses hétérosexuelles. Ces dernières s’illustrant par le modèle encore très présent du schéma désirant/désirée, dans lequel les initiatives étaient majoritairement masculines. De l’autre côté, la femme était reléguée à un état passif, rapportée à la tenue d’un physique séduisant. Dans cet article, nous allons voir comment la filmographie d’Eric Rohmer a-t-elle mis en scène ce schéma de désirant/désirée et son évolution au fil des années.

Rohmer, peintre sociologue
S’inscrivant dans la Nouvelle Vague, ses films sont moins l’invention d’une histoire qu’une mise en scène découlant d’une fine observation de la genèse de mœurs. Rohmer s’attarde notamment sur la naissance de l’amour hétérosexuel, la recherche d’un idéal et l’engagement conjugal. La filmographie d’Eric Rohmer est étalée sur quatre décennies dans laquelle le réalisateur peint des tableaux réalistes des dynamiques sociales. Parmi ces tableaux, bon nombre dépeignent des moments de transition amoureuse. Phase de choix dans Conte d’été, phase de séduction dans Pauline à la plage, phase de doutes dans Les nuits de la pleine lune, la vie amoureuse des français du XXème siècle est passée au crible. Notons cependant que la focale n’est pas portée sur n’importe quel français : Eric Rohmer s’attache à mettre en scène une France aisée, urbaine, intellectuelle et très blanche. Le réalisateur tenait par ailleurs à placer précisément ses personnages dans un contexte social détaillé et illustré par de nombreux comportements typiques, un langage révélateur et une justesse des unités de lieu et de temps.
Ainsi, il réussi à capturer les fines variations autour du thème de la cour romantique (Goffman, 1977) et de la morale d’une époque. Le fait de dépeindre une même histoire selon les contingences et la morale d’une époque se révèle être un outil sociologique qui pourrait ressembler à une enquête réalisée sur une quarantaine d’années. Voici comme l’explique M. Bozon dans son article Le Hasard fait bien les choses : Sociologie de l’amour et du couple chez Eric Rohmer :
« Dans la mesure où Rohmer s’est astreint à raconter à peu près toujours le même type d’histoire, en se soumettant aux réalités de l’époque, la succession même des films fournit un point de vue spectaculaire sur la transformation des mœurs amoureuses et conjugales, à la manière d’une enquête qui aurait été renouvelée à intervalles réguliers »
(Bozon, 2007)

La traditionnelle cour romantique
Dans sa première série des Contes moraux, l’histoire relatée est la même : celle d’un homme qui débute l’histoire avec une femme, est attiré par une seconde et finalement revient vers la première. Ce retour à la situation maritale illustre dans les personnages de Ma nuit chez Maud ou L’amour l’après-midi un retour à la raison. Aussi, nous retrouvons dans -entre autres- La Boulangère de Monceau, une séduction opérée de façon très traditionnelle, suivant le schéma désirant/désirée, actif/passive avec pour seule fin le mariage.
Cette fin, souvent maritale, est toujours le résultat de la décision de l’homme. Les femmes, qu’elles soient choisies en premier lieu ou « tentatrices » ne sont que l’objet de réflexion des hommes qui se prêtent à une épreuve de volonté. Dans cette perspective, l’homme semble en proie à ses désirs contre lesquels leur « morale » ne fait pas le poids. Au delà de ce parcours « moral », la femme « tentatrice » semble être l’objet d’un jeu intellectuel. Sujet de nombreux débats et réflexions, l’homme principal de l’histoire exerce son intellect sur la lecture de cet étrange objet essentialisé qu’est la femme de son désir. En particulier dans La collectionneuse et dans Le genou de Claire, la tentatrice n’existe que par son corps tandis que l’homme existe par son intellect, son discours.
Considéré comme un tournant dans la carrière de Rohmer, La collectionneuse marque cependant la tension produite par le passage d’un schéma traditionnel à une liberté sexuelle nouvelle. La femme incarnée par Haydée, auparavant simplement désirée, provoque chez Adrien incompréhension et exaspération autant par son attitude lascive que par sa liberté sexuelle.

Inversion : La femme désirante, l’homme désiré
L’évolution de la pratique de l’amour s’illustre notamment par le fait que le personnage principal féminin fait fi de cet horizon conjugal et se place à l’initiative de la démarche séductionnelle. Dans Conte d’hiver, dépeignant une femme célibataire avec un enfant, c’est la femme qui devra élire un compagnon, au contraire des scénarios des Contes moraux.
Dans Conte d’été, le désir pluriel n’est plus perçu comme un drame moral. Entre réflexions philosophiques et dérision, les nouvelles formes d’amour semblent se chercher des nouveaux principes moraux.
Chez Gaspard persistent quelques contradictions de l’ordre du moral : personnage « volontariste de l’indécision », s’en remettant toujours aux habitudes du hasard, finit quand même par énoncer « contrairement à ce que tu penses je ne suis pas quelqu’un d’indécis, je t’ai dit que j’avais un problème, il est résolu. Dans ce cas partons [à Ouessant] ». En fait, Gaspard fait le choix de ne pas choisir. Par ailleurs, là où il abandonne les principes moraux du début du XXème siècle, Gaspard respecte néanmoins des nouveaux principes : ceux de l’engagement dans les relations légères. Toute la problématique de Gaspard respecte un principe inapplicable : celui de la hiérarchisation des engagements dans des relations qui n’ont, à première vue, pas d’horizon au long terme.
Dans ces nouvelles approches de l’amour et du désir, les dichotomies désirant/désirée et homme mur/lolita semblent ébranlées. De Margot, Solenne et Léna dans Conte d’été à Anne dans La femme de l’aviateur, les femmes deviennent pro-actives dans la démarche de séduction. Cependant, entre ces deux films apparaît une évolution fondamentale : l’âge de la femme séduite. Malgré l’évolution dépeinte des mœurs durant cette quarantaine d’année, nous remarquons que la majorité des femmes apparaissant dans les films de Rohmer ont cela de commun qu’elles sont jeunes, belles et assez figées dans leur rôle. C’est sur ce point que La femme de l’aviateur se différencie, Anne étant plus âgée que le jeune postier François. Ceci s’inscrit en faux par rapport au mythe de la femme éternellement jeune et jolie pendant que l’homme gagne en intérêt en prenant de l’âge.
Au delà de ces réflexions sur la place des femmes dans la démarche séductionnelle, chez Rohmer notre rapport à l’amour définit la personne que nous sommes. Rohmer redonne une légitimité au sentiment amoureux par les innombrables discours qu’il suscite, et ça c’est inégalable.
Sources
M. Bozon, Le hasard fait bien les choses : Sociologie de l’amour et du couple chez Eric Rohmer, Informations sociales N°144 (2007)
E. Goffman, L’arrangement des sexes (1977)
https://www.cineclubdecaen.com/realisat/rohmer/contedete.htm