[CHRONIQUE] « Réinventer l’amour », Mona Chollet – Bricoler avant la révolution

[CHRONIQUE] « Réinventer l’amour », Mona Chollet – Bricoler avant la révolution

by Juliette Hamon
0 comment

BON

Le livre suscite déjà autant de haine que d’amour alors qu’il n’est pas encore sorti. Certain.e.s y voient le livre tant attendu sur la démocratisation des questionnements féministes sur l’hétérosexualité. D’autres y voient un vide intellectuel qui s’approprie les théories du lesbianisme politique, tout en promouvant l’hétérosexualité, sans qu’elle ne soit remise en question. Je me permets de poster mon opinion, étant donné l’immense succès que va -certainement- avoir ce livre dans le monde féministe.

Une appropriation de Wittig et Delphy ?

Mon avis personnel sur le débat : je trouve ça très dommage que cet ouvrage ne considère pas que l’hétérosexualité (en tant que système) ne soit en grande partie une ruse du patriarcat (p164). Et je comprends bien que le lesbianisme politique de Wittig a déjà tout dit.

Seulement, la grande majorité d’entre nous avons été construites dans l’hétérosexualité, et ne pouvons pas sortir du système, même malgré un élan politique. Le lesbianisme politique démontre l’aliénation hétérosexuelle. Mais le propre d’une aliénation c’est qu’on ne peut pas en sortir comme ça.  Nous ne sommes pas toutes au même endroit du chemin. C’est comme lorsqu’on parle de féminité et de masculinité, on sait très bien que l’ultime idée serait de sortir du genre comme système. Comme dans mille autres exemples, on ne peut tout simplement pas sortir de nos schémas par un claquement de doigt (malgré tout ce que peut en dire une nouvelle forme de féminisme néo-libéral axé sur le « y a qu’à »).

Si à chaque souffrance ressentie dans un couple hétérosexuel on nous dit « vous avez qu’à sortir de l’hétérosexualité comme système » ça ne sert à rien, du moins sur le court terme. Ça culpabilise, ça enferme et ça n’aide en rien les femmes hétérosexuelles à sortir d’une domination vécue dans l’intimité. 

Lors d’un book club féministe auquel j’ai assisté à Paris autour La Pensée Straight, la majorité des meufs concluaient que ce livre ne s’adressait pas à elles. En plus de ça, on a dû être éclairées par une chercheuse, parce que le livre était vraiment cryptique. Alors, dans le mépris adressé vers Mona Chollet, il n’y aurait pas un mépris du best-seller ? 

Peut-être vaudrait-il mieux s’attrister du gâchis de ce best-seller à venir : dommage de ne pas avoir profité de l’aura de ce livre pour s’attaquer au vrai problème, vendre un véritable nouvel imaginaire. Véritablement prolonger l’élan de Wittig, Delphy et les autres, mais en parlant de l’intérieur de l’hétérosexualité. Montrer comment l’hétérosexualité est imposée, comment elle est le « contrat social » qui permet au patriarcat de tourner tranquillement. Dommage de ne pas décrire comment l’hétérosexualité est le point central de la naturalisation des rôles genrés, comment notre adhésion conditionne notre existence.

Un bricolage avant la vraie révolution

Alors on doit bricoler. Celles qui restent dans la féminité traditionnelle se battent pour ne plus avoir la peur constante de grossir. Celles qui sont hétérosexuelles essayent tant bien que mal de ne plus se soucier de la validation masculine. Et celles qui sont amoureuses des hetero-tox essayent de changer les hommes, portent la charge éducative en plus du reste. C’est comme ça que je vois ce livre : un petit outil pour essayer de bricoler une morale féministe dans un système qui est par lui-même défaillant. Un bricolage en attendant la vraie révolution.

Parce que malheureusement, je ne vois nulle part dans ce livre une « réinvention de l’amour », comme promis dans le titre, loin de là. Toutes les autres formes d’amour sont tellement vite exclues ! Pourquoi balayer toutes les théories autour du polyamour, de l’amour queer, de l’anarchie amoureuse etc ? Pourquoi ne pas ouvrir la focale pour éclairer d’autres endroit de l’hétérosexualité, qu’on ne peut pas voir en étant à l’intérieur ? Pourquoi se passer de toutes ces théories qui ont pris du temps à s’édifier ? Pourquoi ne pas écouter les personnes qui les ont mises en application ?

Bref, les femmes n’apprendront pas grand chose dans ce livre malheureusement, mais ça pose quelques mots sur des ressentis bien connus : le besoin de validation, l’envie d’une symétrie dans l’investissement amoureux, le désir de porter l’amour comme une éthique de vie, le besoin de jouer à la plus faible. 

Bien sûr, je me réjouis qu’une critique de la culture soit insérée dans ce livre. Parce que c’est quand même important de dire à quel point le cinéma de la nouvelle vague est sexiste, à quel point y en a marre d’esthétiser la domination, etc.

« Passée l’époque des saintes puis des reines, c’est en tant qu’aimées ou qu’amoureuses que les femmes obtiennent qu’il soit parlé d’elles, que leur existence soit objet de récit, ce qui apparaît avec le roman. »

Ce livre dans les mains des hommes ?

Mais là où je ressens le plus le gros problème de ce livre, c’est quand je l’imagine dans les mains des hommes. L’autrice ne remettant pas en cause tout le système, on ressent une espèce de complaisance dans la figure de l’amoureuse soumise et dépendante. Comme elle l’écrit à plusieurs reprises, cette position de femme amoureuse constitue son « îlot de féminité traditionnelle » qui lui convient. Parole que je trouve assez courageuse et sincère, étant donné qu’on a toutes cet îlot rassurant, quelque part dans la féminité, cet endroit de « répit ».

Alors tout le livre se développe sur une caractérisation de cette féminité abreuvée de récits de dépendance affective. Bien qu’elle tente de démontrer en quoi est-ce que cette aliénation est problématique, on en ressort avec un espèce d’idéal de féminité : féministe mais malheureuse en amour.

« Cette primauté des émotions de tous les hommes – pas seulement des hommes violents- ce réflexe de s’identifier à eux, à leur vécu, à leurs intérêts, cette idée que le rôle d’une femme est de tout comprendre et de tout pardonner, nous les avons profondément intégrés. »

Le livre est comme une lamentation, un désespoir dans lequel on sent une certaine joie – dit avec des mots féministes. Il ne parvient pas à transmettre un autre imaginaire, un autre idéal. Il n’arrive pas à nous faire entrevoir un autre amour, souhaitable. Et ça, certainement parce qu’il manque une remise en question totale du système : on sent qu’on ne peut pas entrevoir autre chose puisqu’elle ne nous donne pas les clés pour penser l’ensemble du système.

C’est comme si on sentait une jouissance à prendre part aux rôles genrés, un besoin de les détailler dans un livre pour bien les ancrer. Ce que je comprends aussi, c’est que dénoncer les travers de l’amour rend encore plus femme. Et d’un côté, tant mieux, si on ambitionne de penser une société tournée vers le care, l’empathie, l’amour, une société dont les valeurs seraient plus proches de celles portées par la socialisation féminine. Mais alors dans ce cas-là, il faut un positionnement radical, certainement pas complaisant envers les hommes. Écrire un idéal qui donne envie de sortir de ce système, et non l’ancrer dans un fatalisme joyeux. Comme par exemple dans cet extrait, qui peut être à double tranchant :

« Les prix que les femmes sont poussées à accorder à l’amour peut inciter les femmes à pratiquer une forme de « dumping amoureux », c’est-à-dire à accorder leur amour à un homme en abaissant leurs exigences dans la relation – leur demande de réciprocité en termes d’attention, de bienveillance, d’investissement personnel, de répartition des tâches etc. – par rapport aux autres partenaires potentielles avec qui elles sont en concurrence, en absorbant le coût que cela implique pour elles-mêmes. Ce mécanisme leur procure un avantage individuel momentané, mais il les dessert à long terme, et il a pour conséquence d’affaiblir les femmes hétérosexuelles dans leur ensemble. Il permet aux hommes de ne jamais subir les conséquences d’un comportement négligent ou maltraitant. Ils ne sont ainsi jamais contraints de remettre en question les présupposés que leur a inculqués leur éducation quant à leur place et à leurs droits. Ils sont en mesure de dicter les modalités de la relation et, si une femme les quitte, ils sont sûrs d’en trouver une autre qui acceptera leurs conditions. »

Extrait que je trouve très important, tant son application conditionne tout le système de mépris entre femmes – et donc d’antiféminisme. Le problème, c’est qu’il n’apparait comme adressé qu’uniquement aux femmes. C’est presque montrer aux hommes leurs privilèges, mais sans expliquer qu’il faut en sortir. Il aurait peut-être été important d’aller au-delà de la simple description des rôles, et de peut-être commencer à édifier une nouvelle morale féministe, basée sur le care. Expliquer pourquoi est-ce qu’aujourd’hui plus personne ne devrait jouer le jeu de ces privilèges, expliquer pourquoi est-ce que c’est mal, en fait, se positionner. C’est là où la portée politique manque un peu, il n’est simplement pas dit pourquoi est-ce qu’il est important de révolutionner l’amour. Alors on ne perçoit plus le côté dénonciateur, mais simplement descripteur.

Par ailleurs, on y parle beaucoup des violences conjugales, des groupies de meurtriers, des viols organisés, mais finalement très peu de situations plus floues, encore plus communes. Comme si le patriarcat, finalement, ne se faufilait pas dans les foyers communs. C’est aussi en cela que je trouve ce livre assez complaisant. On peut facilement imaginer un empressement à se dire que le problème c’est seulement les Bertrand Cantat.

Bref, je me réjouis quand même que des réflexions soient élancées ! J’espère que ce livre se vendra par centaines de milliers et qu’il en appellera d’autres, admettant cette fois-ci de proposer une véritable réinvention de l’amour.

Et toi, tu en as pensé quoi ? 

0 comment

Vous aimerez peut-être

Leave a Comment