Regards sur les mythes amoureux qui nous bercent.
Dora Maar et Picasso
Dora Maar, femme et peinture
Dora Maar était une photographe surréaliste et peintre d’avant garde. Avant d’être l’amante et la « muse » de Picasso, elle fascinait déjà par son indépendance, son intelligence orageuse et ses photographies « empathiques ». Elle s’engage politiquement tout à gauche et photographie la misère du monde entier. Je ne connais pas bien son travail, et je ne suis pas du tout une experte en art plastique. Pourtant j’ai trouvé en Dora Maar une nouvelle sœur (toujours plus). L’histoire populaire de Dora Maar, c’est surtout l’histoire d’une des amantes de Picasso. Pendant 10 années, le couple de Dora et Picasso a rayonné par sa production artistique et intellectuelle : elle l’incite à s’engager dans Gernica, il la peint, elle le prend en photo en train de peindre. Dora Maar c’est aussi le visage que Picasso utilise pour ses allégories de la souffrance humaine, simplement parce qu’il a été fasciné par son visage mouillé de larmes quand elle a appris la mort de son père. Picasso en fait le visage du désespoir lié à la guerre au travers de ses tableaux « La femme qui pleure » et dans sa série « La pleureuse ».
« La femme qui pleure », Picasso « La suppliante », Picasso
D’une muse à une autre
Le couple devient emblématique, pourtant Picasso n’en loupe pas une pour l’humilier : il la fait publiquement culpabiliser d’être stérile, commence à se chercher une nouvelle « muse ». Après 10 ans, il finit par la quitter pour une autre. Dora, dite la « cabocharde » caractérielle sombre dans une profonde dépression. Mais la psychiatrie est toujours là avec ses remèdes miracles et lui administre des électrochocs. Comme prévu, pas de miracle. Dora Maar finira sa vie recluse dans une maison du Lubéron, solitaire… Et convertie à l’antisémitisme.
Bref, la morale de l’histoire c’est que les femmes ont besoin d’un homme, s’aliènent dans l’amour et deviennent complètement zinzin quand elles se font larguer. Vraiment ? Ou alors peut-être qu’on peut se demander si Dora Maar n’a réellement été que la femme brisée qu’on aime à imaginer ? Pourquoi les mythes des vies brisées par l’amour persistent ? Qu’est-ce qui l’a poussée à « s’aliéner » dans l’amour ? Faut-il banir toute « aliénation » ?
Vivre son propre mythe
Dans le cas de Dora Maar et de Picasso, ce qui me paraît dingue c’est la co-construction du mythe et de la réalité. Enfermée dans les tableaux de Picasso la peignant comme une allégorie de la souffrance humaine (ce qui, d’après ses proches, n’était pas le cas) Dora Maar a pu se conformer à cette image publique qu’on avait d’elle. Et par conformer j’entends « se vivre comme » la fameuse « Femme qui pleure ». Nous passons notre temps à intérioriser l’image que les autres ont de nous, de l’extérieur à nous, du nous à l’extérieur. J’imagine que plus on est connue, plus ce mécanisme de performance est fort. La façon la plus rationnelle de s’en échapper, de se « recentrer » n’était-elle pas de s’isoler complètement (dans le Lubéron, pourquoi pas) ?
Par ailleurs, si le mythe retient d’elle une fin solitaire et aigrie, il oublie bizarrement de préciser combien cette période d’isolation sociale a été productive pour elle. Dora Maar peint ses plus beaux paysages à cette époque.
« Paysage diurne », Dora Maar « Paysage de Ménerbes », Dora Maar « Ménerbes sous l’orage », Dora Maar
La dépendance affective au prisme du genre
Le phénomène de dépendance affective a été massivement documenté par les psy, mais très peu au prisme du genre. Si la tristesse était réellement immense, on se doute aussi que c’est parce que l’amour reste, même pour une femme ambitieuse et productive, un gage de validation et d’existence sociale. Être amoureuse et dépendre d’un homme est tout simplement rationnel pour de nombreuses femmes. Que ce soit sur le versant économique ou sur le fait d’exister socialement, de se voir enfin validée, l’amour peut porter en lui une part de calcul (avant de crier à la perfidie des femmes, souvenons-nous que tout peut être interprété en terme de calcul bénéfique, même les plus grands sacrifices). Dans « Pourquoi l’amour fait mal » (ma bible) Eva Illouz explique pourquoi, dans nos sociétés modernes, la validation du « Moi », de l’individualité, est la mission suprême de l’amour, surtout pour les femmes. Dans nos sociétés individualistes (c’est-à-dire centrées sur l’individualité, à ne pas confondre avec « égoistes »), nous sommes toutes et tous de plus en plus conscient.e.s de l’immensité du choix de partenaires que nous avons, que notre conjoint.e a devant lui. Le fait même d’être « choisi.e » est alors re-sacralisé, raréifié. Le fait de se sentir choisi.e a beaucoup plus de valeurs, de poids, que lorsque les couples étaient formés par endogamie, ou par simple contrat organisé par les parents. Aujourd’hui, le choix en incombe au « discernement » et à la « subjectivité » de chacun.e (bien que la subjectivité soit elle-même en partie façonnée par le monde social). Cela implique que choisir est bien plus compliqué, mais aussi qu’être choisi.e peut être d’autant plus valorisé (et valorisant dans la société). On comprend pourquoi, au milieu du XXe, se faire larguer par la personne qu’on admire le plus revenait à ne plus exister. Comprendre cela aurait peut-être évité à notre Dora Maar de sombrer dans l’antisémitisme ?

Pour en savoir plus sur Dora Maar :
Dora Maar, vers la lumière (1907-1997), dans « Une vie une Oeuvre » sur France Culture
« Dora Maar et Picasso : Aimer c’est faire de sa vie une oeuvre », dans « Lovestory » sur Bababam